Entre la Russie et l’Ukraine, l’exercice d’équilibrisme de la Turquie – Le Monde

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« Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est attendu à Kiev, jeudi, par son homologue ukrainien. Une rencontre pour renforcer un partenariat militaro-industriel mal vu par Moscou » rapporte Marie Jégo dans Le Monde.

Soutenir l’Ukraine sans irriter la Russie, tel est l’exercice d’équilibre auquel est astreint le président turc, Recep Tayyip Erdogan, attendu à Kiev jeudi 3 février. Sa visite est un signal politique fort destiné à son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, au moment où la tension est à son comble entre Kiev et Moscou, avec la présence d’un important dispositif militaire russe le long de la frontière avec l’Ukraine et en Biélorussie.

La partie s’annonce serrée pour M. Erdogan, qui se targue d’entretenir des relations privilégiées avec les deux parties, au point d’avoir proposé sa médiation pour régler le conflit. « En réunissant les deux dirigeants [ l’Ukrainien Zelensky et le Russe Vladimir Poutine] dans notre pays s’ils le souhaitent, nous pouvons ouvrir la voie au rétablissement de la paix », a-t-il déclaré le 26 janvier, estimant qu’une invasion russe de l’Ukraine serait une « démarche irrationnelle de la part de la Russie ».

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Son offre de médiation a d’emblée été écartée par le Kremlin, prompt à accuser la Turquie de nourrir « le sentiment militariste » en Ukraine. En cause, la livraison de drones turcs armés Bayraktar TB2 à l’armée ukrainienne, qui les a utilisés en octobre 2021 pour frapper un obusier russe actionné par les séparatistes du Donbass soutenus par le Kremlin.

Aux yeux des experts militaires ukrainiens, la possibilité de reproduire au Donbass l’association gagnante des drones turcs et de l’expertise militaire d’Ankara, comme l’a fait l’Azerbaïdjan au moment du conflit de l’automne 2020 pour la reconquête du Haut-Karabakh, est une tentation réelle.

Une relation russo-turque légèrement refroidie

La frappe d’octobre était « une provocation », a insisté M. Poutine lors d’une conversation téléphonique décrite comme animée avec M. Erdogan le 3 décembre. Depuis cet épisode, les relations entre les deux présidents se sont légèrement refroidies. M. Poutine vient ainsi de décliner l’invitation de son homologue à se rendre en Turquie, renvoyant la visite à plus tard, « lorsque la situation épidémiologique et les agendas le permettront ».

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Malgré les mises en garde russes, le soutien d’Ankara au gouvernement pro-occidental de Kiev ne faiblit pas, au contraire. La Turquie n’est pas prête à renoncer à ses accords de défense avec Kiev et il est encore plus improbable qu’elle reconnaisse l’annexion par Moscou de la péninsule de Crimée, la terre originelle des Tatars turcophones, placée jadis sous la protection de l’Empire ottoman. L’annexionn’a jamais été reconnue par Ankara, malgré l’insistance russe. Et, pour ne rien arranger, la Turquie continue de soutenir la volonté d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN.

Pour l’heure, les accords qui doivent être signés jeudi entre M. Erdogan et M. Zelensky – un traité de libre-échange et plusieurs accords militaro-industriels – ne peuvent que renforcer l’ire du Kremlin. Depuis 2019, la Turquie et l’Ukraine ont considérablement développé leur partenariat sécuritaire. Entre 2019 et 2021, les deux présidents se sont rencontrés à cinq reprises, c’est dire si le courant passe.

Non contente d’acheter des drones turcs armés Bayraktar TB2, qui ont fait pencher la balance militaire en faveur des alliés de la Turquie en Libye et au Haut-Karabakh, l’Ukraine a également commencé à les produire sur son sol. La coopération avec le complexe militaro-industriel ukrainien, qui a gardé de beaux restes de l’époque soviétique, notamment en matière de fabrications de moteurs d’avions, est une véritable aubaine pour Ankara, soucieux d’amortir les sanctions imposées à son industrie de défense après l’acquisition du système antimissile russe S-400 en 2019 et la guerre menée à l’automne 2020 au Haut-Karabakh.

Présence russe en mer Noire

Témoin de cette coopération grandissante, l’entreprise turque Baykar, qui produit le drone armé TB2, vient d’acquérir un terrain non loin de la base aérienne ukrainienne de Vasylkiv, au sud-ouest de Kiev, où un centre d’entraînement au pilotage et à la maintenance des drones est en cours de construction.

Baykar envisage également d’investir auprès du fabricant ukrainien de moteurs Motor Sich et de son bureau d’études Ivchenko-Progress. A l’automne 2021, Motor Sich s’est engagé à fournir à l’entreprise turque de défense des turbopropulseurs pour son nouveau drone de combat Akinci, plus puissant que le TB2, que Kiev envisage d’acquérir. Hormis la fabrication conjointe de moteurs et celle de l’avion de transport militaire An-178, Kiev et Ankara ambitionnent aussi de produire ensemble des corvettes dans les chantiers navals de Mykolaïv, un port ukrainien de la mer Noire.

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« Pour les Ukrainiens, il est important d’avoir un partenaire de plus à leurs côtés, surtout un partenaire doté d’une telle position géographique », explique Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul. Pour les Turcs, il est urgent d’approfondir les liens avec l’Ukraine, surtout face aux agissements russes en mer Noire. Car depuis l’annexion de la Crimée en mars 2014, Moscou, qui a alors pris possession d’une grande partie des navires et des infrastructures portuaires de l’Ukraine, est devenu la puissance dominante en mer Noire.

Avant 2014, ce rôle était dévolu à la Turquie, forte de 44 navires de surface contre 26 pour la Russie. Depuis, Moscou a inversé la tendance, avec ses 49 navires de surface. De plus, la flotte russe stationnée en Crimée a été renforcée. Désormais, les navires de guerre et les sous-marins qui y circulent ont été équipés de missiles de croisière Kalibrcapables d’atteindre des cibles à 2 400 km, tandis que davantage de navires russes espionssillonnent les eaux pour collecter des renseignements. Malgré l’entente cordiale avec son « ami » Poutine, le numéro un turc perçoit de plus en plus l’expansion militaire de la Russie dans la région comme une menace pour la sécurité géopolitique et énergétique de son pays.D’autant que la posture russe en mer Noire apparaît de plus en plus agressive, et pas seulement envers l’Ukraine. En juin 2021, les forces russes ont effectué des tirs de semonce sur le navire de guerre britannique HMS Defender, qui faisait route du port ukrainien d’Odessa vers la Géorgie. Et l’élite militaire russe ne décolère pas contre les exercices « Sea Breeze », organisés chaque année depuis 2019 par les États-Unis, qui ont convié 32 autres pays, dont l’Ukraine, à y prendre part à l’été 2021.

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Ménager l’ensemble des acteurs

Malgré son tropisme anti-occidental, M. Erdogan n’a de cesse de plaider pour une présence accrue de l’OTAN en mer Noire. Sa préoccupation est encore plus grande depuis la découverte, à l’été 2020, d’un vaste gisement de gaz naturel au large des côtes turques. « Selon toute vraisemblance, Ankara se joindrait à ses partenaires de l’OTAN pour condamner une invasion russe [de l’Ukraine], sans les suivre toutefois sur l’imposition de sanctions », écrivait le 14 janvier Asli Aydintasbas, du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR). En 2014, la Turquie avait réprouvé l’annexion de la Crimée, tout en restant en dehors des sanctions imposées par les États-Unis et l’Union européenne contre la Russie.

Soucieux de ménager l’ensemble des acteurs, M. Erdogan veut à la fois renforcer son engagement auprès de l’OTAN, pour redorer son blason terni par l’achat des S-400, et protéger sa coopération avec la Russie en Syrie et dans le domaine énergétique – près de 40 % du gaz consommé en Turquie est fourni par la société russe Gazprom.

« La position turque est assez risquée. Le fait que la Russie contrôle la situation en Syrie est une véritable épée de Damoclès pour la Turquie », rappelle Bayram Balci. A cet égard, la région d’Idlib, le dernier bastion de la rébellion contre Bachar-Al-Assad, une province contiguë à la Turquie où près de 3 millions de déplacés ont trouvé refuge, est son talon d’Achille. Une attaque d’ampleur de la Russie sur Idlib ne manquerait pas de créer une nouvelle vague de réfugiés. « Ce nouvel afflux de Syriens vers la Turquie, qui en héberge déjà près de 4 millions, affecterait les autorités turques et aussi les pays de la Méditerranée », estime le chercheur.

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Un conflit ouvert entre la Russie et l’Ukraine serait une tragédie, autant pour l’Europe que pour Ankara, qui se verrait contraint de mettre fin à son numéro d’équilibriste entre l’OTAN et la Russie et de renoncer à ses ambitions de puissance régionale.

Le Monde, 1 février 2022, Marie Jégo, Photo/Adem ALTAN/AFP

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