Anthi KARRA présente le dernier livre de Zeynep Çelik

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« Un discours critique venu de l’Est »

Anthi Karra

« L’Europe ne connait pas l’Orient» (Europe knows nothing about the Orient.) C’est sous ce titre ferme et catégorique d’un article de Namik Kemal que la professeure Zeynep Çelik a réuni les textes de dix-huit intellectuels ottomans et turcs, contestant chacun à sa façon l’identité discursive attribuée par les européens à l’Orient. Fruit d’une vieille interrogation qui puise son origine dans le débat suscité par l’« Orientalisme » d’Edward Said, et qui l’a poussée à approfondir le sujet et élargir son domaine du visuel au littéraire[1].  Le livre est paru cette année presque simultanément en turc et en anglais, amplement illustré de desseins et de photos.  Il s’agit des textes très divers qui introduisent en sens inverse la notion d’auteur et interrogent le soi-disant silence des intéressés face à un discours les objectivant.

Les textes couvrent une période allant de 1872 à 1932.  Une période extrêmement agitée, marquée par des guerres aux conséquences désastreuses et par des changements politiques et idéologiques majeurs, aussi bien dans l’Empire ottoman que dans le reste du monde. Une période charnière entre l’Empire ottoman et la Turquie moderne, bouillonnante de quêtes idéologiques qui ont fait osciller les positions à l’intérieur de l’Empire entre ottomanisme, islamisme, turquisme, touranisme, libéralisme et enfin nationalisme, étatisme et sécularisme.  Les intellectuels ottomans ne sont pas restés indifférents aux divers récits, plus ou moins vraisemblables, sur la Turquie et le mode de vie de ses habitants. 

Le romancier, journaliste et poète Namik Kemal (1840-1888) -traducteur de Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau et Victor Hugo en Turc-, a été le premier à prendre sa plume.  Musulman pieux, opposant fervent à l’autoritarisme et épris des idées de modernisme et de réforme de l’Empire, il s’est insurgé contre l’ ignorance et la connaissance caricaturale de l’Islam de deux historiens de l’Empire ottoman faisant foi à l’époque.  Il s’en est pris aux philologues de l’Institut des Langues Orientales et à leurs erreurs ou à leurs explications grossières; il a complètement déconstruit le discours de Renan sur la soi-disant incompatibilité de l’Islam avec la science[2], et les a même provoqué en leur demandant de lui citer un seul exemple de scientifique ou d’intellectuel condamné par l’Islam, comme le fut Galilée par l’Église catholique, ou brulé comme le livre de Rousseau « Emile » les français.  Si le titre du texte de Namik Kemal est entré dans le langage courant populaire turc, c’est que non seulement il occupe une place importante dans son œuvre et par-delà même dans l’histoire de la littérature ottomane moderne, mais aussi parce que la justesse perçue de sa réaction a vite entraîné d’autres voix aux sensibilités politiques, religieuses et sociales très diverses à s’exprimer.  

On trouve parmi ces voix recueillies dans l’ouvrage de Zeynep Celik des noms très importants de la littérature turque, mais aussi celles de Celal Esad (Aseven)[3], l’un des premiers historiens d’art, et celui  du couple emblématique de journalistes, défenseurs de la classe ouvrière, Ζekeriya et Sabiha Sertel.  Ces réactions se trouvent éparpillées dans des journaux, des revues scientifiques et des textes littéraires ; elles empruntent la forme de l’essai, de la critique politique, de l’article scientifique ou carrément du poème, lorsqu’elles n’apparaissent inopinément au détour d’une page de roman ou de journal.  

Les textes choisis par Celik sont d’inégale longueur et regroupés en cinq catégories dont la porosité des confins et la permanence dans le temps de certains thêmes font ressortir les constantes du discours orientaliste: les grandes batailles, l’art en tant que mesure d’une civilisation, la femme « orientale » et les coutumes de la vie familiale, le cas unique de Pierre Loti et la vengeance du sarcasme. 

Les grandes batailles ont tout d’abord eu lieu sur le champ de l’histoire et de la religion. Si Namik Kemal dénonce une vision particulière de l’histoire ottomane, le poète et essayiste Tevfik Fikret (1867-1915) pointe du doigt un système de représentations aberrant à ses yeux. Il insiste sur l’image extérieure figée, aux fortes résonances racistes, que se font des Turcs les Européens, du parlementaire au prêtre du village: « Il te faut produire dix témoins pour les convaincre que tu es Turc, si tu es par hasard blond! » s’exclame-t-il.  Et s’étonne du fait que l’éditeur français Hachette a confié à « Monsieur Loti » le volume sur Istanbul de sa série « Capitales du Monde », alors que tous les autres volumes ont été confiés à des gens du pays; le volume sur Bucarest ayant même été confié à la reine de Roumanie!

Une critique qui se voulait en même temps autocritique reconnaissait la responsabilité des Turcs qui ne se donnaient pas la peine de réfuter par écrit tant d’affirmations fausses. Elle montrait du doigt les  Ateryalar , à savoir les sociétés secrètes nationalistes grecques ou les « Juifs rusés » et autres ignorants guides locaux qui pilotaient les Européens. L’heure était bien au patriotisme du nationalisme turc naissant.  Issus d’une classe supérieure occidentalisée et bien éduquée les protagonistes du roman « Nesl-i Ahir » (La dernière génération) de Halid Ziya [Uşakligil] (1866-1945), savaient pourtant apprécier la beauté poétique de certains de ces textes, non sans ressentir une sorte d’anxiété face à tant de clichés et stéréotypes les concernant.  Ils s’en servaient sans pour autant les avoir intériorisés, comme l’a fait le pinceau du peintre orientaliste ottoman Osman Hamdi Bey (1842-1910)[4].  L’écrivain Ahmet Haşim (1884-1933) trouvait déprimant que des traducteurs se penchent sur des livres insignifiants dans un pays ou la Critique de la raison pure de Kant n’avait pas encore été traduite et où le couple de Ζekeriya (1890-1980) et Sabiha Sertel (1895-1968) dénonçait ouvertement le caractère impérialiste de certains films français, montrées en Turquie en les qualifiant d’instrument de propagande nuisant aux intérêts de la nation turque.

Dans son livre « Turkey Faces West » l’écrivaine et figure féminine de la Guerre d’indépendance turque, Halide Edip [Adivar] (1884-1964) notait les contradictions entre la façon dont les occidentaux se représentaient les Turcs et leur parti pris en faveur des chrétiens. Dans son article intitulé « La faillite de l’Européocentrisme » le journaliste Şevket Süreyya [Aydemir] (1897-1976), établissait un parallèle avec le concept du géocentrisme qui avait dominé la pensée scientifique de l’époque de Ptolemée jusqu’à la révolution copernicienne. Il contestait, soixante-quatorze ans avant l’anthropologue britannique Jack Goody[5], la périodisation historique (Antiquité, Moyen-Age, Renaissance, Temps Moderne ) qui mettait l’Europe au centre, comme si tout le reste du monde n’avait aucune autonomie propre, et n’était que destruction et barbarie.

Écrites en turc ces critiques n’ont pu toucher un large public; seuls le livre de Halide Edip, publiés aux États-Unis en anglais, et deux textes du poète et essayiste Izet Melih [Devrim] (1887-1966) sur Pierre Loti parus en français dans la revue turque Kalem, formulaient l’ambitionde se faire entendre au-delà de leurs frontières nationales.

Paradoxe de l’Art en tant que mesure d’une civilisation, le besoin même de définir les contours d’un art propre à la nation ottomane, et turque par la suite, a conduit le peintre et chercheur Celal Esad [Arseven] (1875-1971) à exposer le génie de cet art, sans pour autant renier sa dette envers l’art byzantin, arabe ou persan, et sans renoncer à se pencher sur ses manifestations dans la vie quotidienne. En introduisant la maison familiale dans le discours historique de l’art il faisait d’une pierre deux coups !  Il déstabilisait certains clichés orientalistes sur la vie à l’intérieur des maisons turques et reconnaissait à La femme « orientale » et la vie familiale, ledroit à une « différance », pour reprendre à notre compte le concept de Derrida. 

La représentation de la femme orientale en simple objet de désir, point névralgique de l’imaginaire orientaliste, avait déjà indigné l’écrivain Ahmet Midhat (1844-1912), lors de son voyage en Europe en 1889.  Elle avait même incité la romancière Fatma Aliye (1832-1936) à composer une série de dialogues entre femmes, écrites pour corriger en pédagogue les erreurs, les malentendus et les idées fausses que structuraient le regard des femmes européennes au sujet de leurs congénères orientales, musulmanes. Quant à l’écrivain Halid Ziya [Uşaklıgil] (1866-1945) il décrivait dans son roman classique Aşk-ı Memnu (L’Amour Interdit), la gouvernante française d’une famille bourgeoise ottomane qui découvrait, désenchantée, que le cadre de vie de ses employeurs rappelait étrangement le sien

Edward Said ne mentionne que furtivement l’écrivain Pierre Loti, orientaliste par excellence. Il constitue pourtant un « cas unique » dans l’ouvrage de Zeynep Celik qui lui consacre un chapitre entier.  Célébré en 1913,dans un numéro spécial de la revue Şehbal, par 54 personnalités ottomanes distinguées, qui avaient vu en lui un Lord Byron favorable à leur cause, Pierre Loti a été gratifié en 1921 de la citoyenneté honorifique turque, assortie d’une lettre de remerciements de Mustafa Kemal.  Il a été traduit en turc à partir de 1891. La réception de ses ouvrages avait pourtant été mitigée, oscillant entre admiration et rejet violent et cela dès la parution de ses livres en français.  L’écrivain Tevfik Fikret (1887-1966) reconnaissait l’enchantement provoqué par sa belle prose mais stigmatisait dans sa critique de Aziyadé sonarrogance d’européen envers la langue, la culture et la société turque.  Le romancier Ömer Lütfi (1871-1933) contestait sa vision des femmes ottomanes, et le romancier Izzet Melih l’a complètement  ridiculisé en publiant dans la revue satirique Kalem deux lettres en français prétendument signées par lui! L’ironie grinçante et non dépourvue de sarcasmes du poème de Nazim Hikmet [Ran] (1902-1963) a fini par lui porter, deux ans après sa mort, le coup fatal!

Si le sarcasme est bien une forme d’ironie encourageant la créativité, comme semble l’indiquer une récente étude de l’Université de Harvard[6], propos que n’aurait pas désapprouvé Oscar Wilde pour qui le sarcasme était la plus haute forme d’intelligence, il fut bien l’instrument de Vengeance choisi par certains.

Comme ce poète anonyme de la revue Kalem qui prétendait en 1909 que tous ces touristes déambulant en troupeaux infatigables dans la ville, sous le regard amusé des gens du pays, devaient en fait voir un oriental leur faire un pied de nez!  Ou l’écrivain Ömer Seyfeddin (1884-1920) qui montrait dans sa nouvelle satirique Le sanctuaire sacré, combien il était difficile de désenchanter le jeune Français en quête de la « vraie Istanbul », et le dilemme impossible devant lequel se trouvait son guide turc.  Quant à l’humoriste Ercüment Ekrem, il se présentait à un professeur anglais rencontré dans un bar pendant son voyage fictif en Europe, en « expert occidentaliste » préparant un essai sur la « Bêtise politique en Occident ».  Il reprochait même aux européens qu’à force d’étudier le Turc comme un « animal étrange », ils ont fini par le créer.  Ahmed Haşim se sentait vexé, dans sa nouvelle L’hospice des cigognes, par « l’exotisation » de sa culture dans la maison de Monsieur Grégoire dans la ville de Bursa mais succombait lui aussià l’enchantement du crépuscule, des odeurs, de l’appel à la prière et du clapotis d’un ruisseau lointain.

Loin de former un discours théorique cohérent, la critique de l’orientalisme européen par les intellectuels ottomans est inextricablement mêlée, comme le souligne à juste titre Zeynep Çelik, à leurs efforts de se définir par eux-mêmes, l’identité ottomane ou turque ayant toujours été formulée par rapport à l’Europe. Triste rappel en ces temps d’amarrage raté de la Turquie à la construction européenne, ce qui ne peut qu’interpeller la conscience européenne.  Présenté comme un livre inachevé, Zeynep Çelik incite d’autres à venir combler ses lacunes et élargir son domaine en incluant des « Orientaux » venus d’autres contextes, pour mieux faire ressortir dans toute sa complexité l’histoire de l’hégémonie culturelle.

Le débat commencé en Grèce autour du thème « Decolonize Hellas »[7] en cette année du Bicentenaire de la Révolution grecque, vient apporter une contribution inespérée à cette question en faisant rugir cet étrange animal de « neo-Hellène » contre l’aveuglement philhellène qui l’a fait naître. 


[1] V. Zeynep Çelik, « Speaking back to Orientalist Discourse », Orientalism’s Interlocutors : Painting, Architecture, Photography, J. Beaulieu et M. Roberts (éd.), Durham, North Carolina, Duke University Press, 2002, p. 19-41.

[2] La manipulation de la philologie par Ernest Renan, et ses idées essentialistes et racistes sont amplement discutées dans le livre de Edward Said.  Il n’y a pourtant aucune allusion au discours de Renan sur « L’islamisme et la science », fait à la Sorbonne le 27 mars 1883.

[3] L’obligation de prendre un nom de famille a été légalement imposée en Turquie en 1934, et appliquée à partir de Janvier1935.  Ayant été donc pris par la suite, les différents noms de famille figurent ici entre parenthèses.

[4] V. Eldem Edhem, « Quand l’orientalisme se fait oriental : Osman Hamdi Bey, 1842-1910 », L’Orientalisme, les Orientalistes et l’Empire Ottoman de la fin du XVIIIe à la fin du XXème siècle, actes du colloque international réuni à Paris le 12 et 13 février 2010, (éd). Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris 2011.

[5] V. Jack Goody, Le vol de l’histoire, Comment l’Europe a imposé son récit au reste du monde, Editions Gallimard, Paris 2010.

[6] Li Huang, Francesca Gino, Adam D. Galinsky, The highest form of intelligence: Sarcasm increases creativity for both expressers and recipients. V.  https://www.hbs.edu/ris/Publication%20Files/Huang%20Gino%20Galinsky%20OBHDP%202015_f4efb1e9-b842-4764-a292-ac4836c29cb2.pdf .

[7] V. https://decolonizehellas.org/en/out-thinking/ .

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