Ce que veut la Turquie au Liban – L’Orient Le jour

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« Ankara voit le dossier libanais comme faisant partie de sa stratégie en Méditerannée orientale et fait du dossier des hydrocarbures une priorité » dit Mounir Rabih dans L’Orient Le Jour.

Que veut exactement la Turquie au Liban ? La visite à Beyrouth mardi du ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu relance le débat, dans un contexte où les pays du Golfe ont quasiment coupé les liens avec le Liban, laissant un « vide sunnite » à combler. Si Ankara a largement gagné en influence dans la région au cours de ces dernières années, alimentant les thèses d’un retour de l’Empire ottoman, il avance encore à petit pas sur la scène libanaise, où ses ambitions sont beaucoup moins affirmées. « La Turquie n’a aucun projet politique au Liban et ne veut provoquer personne », affirme à L’OLJ un responsable turc sous couvert d’anonymat. Au cours de sa visite, le chef de la diplomatie a insisté sur la nécessité « d’éloigner les Libanais des bras de fer régionaux », tandis que les officiels affirment en coulisses que la Turquie n’est là pour « remplacer personne ». « Les préparatifs de la visite ont commencé au moment de la formation du gouvernement Mikati », affirme le responsable précité. Le Premier ministre avait été invité à se rendre en Turquie le 1er octobre dernier, bien avant donc que l’Arabie saoudite n’annonce la quasi-rupture de ses relations diplomatiques avec le Liban. 

Qu’Ankara ne veuille pas prendre la place de l’Arabie saoudite sur la scène libanaise, tout le monde en convient, même ses détracteurs. Mais ces derniers soupçonnent la puissance turque de vouloir tout de même jouer un rôle au pays du Cèdre, en raison de ses velléités de puissance au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale et de la présence, au Liban, d’une population turkmène sur laquelle elle pourrait s’appuyer. 

« Les loups gris » 

« S’il reste un seul Turc sur terre, il bâtira une nouvelle nation », dit un dicton turc, extrait de la légende des « Loups Gris » (Boskurt). C’est cette stratégie qui consiste à avancer doucement au sein des populations locales afin de gagner en influence que la Turquie pourrait mettre en œuvre au Liban. Dans une tribune publiée dans al-Joumhouriya le jour de sa venue à Beyrouth, le chef de la diplomatie turque a mis en avant les liens culturels profonds, l’histoire et la géographie commune qui lient les deux pays, comme pour souligner que la « nation turque » a toujours été présente au Liban. 

C‘est le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui a été le premier à soulever la question du projet turc au Liban en 2020. Selon des responsables libanais, le ministre leur a déclaré lors d’une visite au Liban qu’ils devraient anticiper les projets de la Turquie qui se préparait à développer davantage sa présence dans le pays. On accusait à l’époque la Turquie, qui a des liens étroits avec de nombreuses associations dans le nord du Liban, d’organiser des mouvements de protestation notamment à Tripoli, mais les responsables turcs et l’ambassade de Turquie à Beyrouth avaient catégoriquement démenti. 
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Deux raisons principales avaient poussé le ministre français à évoquer le sujet. La première tient à la découverte par la France en 2020 d’une large influence turque sur le territoire français, qui passe par le financement de nombreuses mosquées et centres religieux. Le groupe ultranationaliste turc « Loup Gris » avait été dissous dans la foulée. La seconde est relative à la compétition qui se joue entre les deux puissances en Méditerranée orientale. Paris forme un axe avec Athènes, Tel-Aviv, Le Caire, Nicosie et Abou Dhabi, opposés à la Turquie. Les tensions entre les deux pays ont atteint leur paroxysme à l’été 2020, suite à un incident impliquant des navires turcs et une frégate française. A la suite de la visite du président français Emmanuel Macron au lendemain de l’explosion au port de Beyrouth, Ankara a envoyé une délégation d’officiels pour contrer le projet français. 

La stratégie turque au Liban s’insère dans sa vision plus générale de la Méditerranée orientale, cette zone riche en hydrocarbures devenue un terrain de compétition entre des axes rivaux. « Nous n’avons aucun projet d’intervention politique, militaire ou sécuritaire au Liban mais une volonté de coopération sur les questions d’exploitations pétrolières et gazières », dit un officiel turc à L’OLJ. La Turquie souhaiterait participer à la reconstruction du port de Beyrouth, relier le port de Mersin à celui de Tripoli, et préparer la construction d’un chemin de fer entre la capitale et le Nord. 

Mais la Turquie s’intéresse aussi de près à la question de la démarcation des frontières. En 2011, à l’époque où Nagib Mikati était déjà à la tête du gouvernement, le Premier ministre libanais avait informé son homologue turc que le Liban ne délimiterait pas les frontières maritimes avec Chypre sans coordination avec la Turquie. 

Gazoducs 

Ankara considère le dossier pétrolier et gazier comme prioritaire et stratégique à ce stade. Son projet est de faire de ses gazoducs un passage commun aux différents pays de la région vers l’Europe. La Turquie ne veut pas que les quantités de gaz extraites transitent par la Grèce vers l’Europe, et fait le pari qu’étant donné qu’il n’y a pas d’autres gazoduc existant dans cette région, tout le monde pourrait privilégier le sien, qui la relie à la Bulgarie et de là vers l’Europe. C’est cette ambition qui a encouragé la Turquie à renforcer ses relations avec l’Égypte et avec Israël, et à pousser ses pions au Liban.

Ankara se concentre sur la nécessité de relier le Liban à ses gazoducs, pariant que le coût du transport via le gazoduc turc sera beaucoup moins cher que par voie maritime. Cet intérêt fait que la Turquie étend son soutien aux forces navales libanaises, sujet discuté lors de la visite du commandant de l’armée, Joseph Aoun, à Ankara, en septembre dernier. 

Dans le dossier libanais, « Çavusoglu entend envoyer un message indirect aux Américains et aux Saoudiens », affirme l’officiel turc précité. Ankara reproche aux États-Unis de ne s’entendre qu’avec Israël sur la question des frontières maritimes, et aux Saoudiens d’abandonner le Liban tout en essayant de faire pression sur Beyrouth, d’où la nécessité d’appuyer le gouvernement. Il s’est également dit prêt, selon les sources qui suivent le dossier, à mettre en place une ligne commerciale maritime alternative à la ligne du Golfe, de Beyrouth à Mersin, pour transporter des marchandises et des produits libanais.

OLJ,  18 novembre 2021, Mounir Rabih

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