Fehim Tastekin: “L’impuissance d’Erdogan”

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n. Gazete Duvar, 18/01/2021 Traduit par Renaud Soler

L’Impuissance d’Erdogan

            La politique étrangère de la Turquie a été tellement personnalisée qu’il est désormais difficile, pour ceux qui sont au pouvoir, de prétendre que ses relations internationales sont avant tout des relations institutionnelles entre États. Plus que tout, ils attendent de voir qui prendra les commandes à Washington et à qui la chancelière allemande Angela Merkel laissera son siège, elle qui a souvent encouragé l’Union européenne à adopter des positions conciliantes devant le chantage et les menaces d’Erdoğan.

            Que signifie donc pour la Turquie l’élection d’Armin Laschet à la présidence de l’Union Démocrate Chrétienne (CDU) ? L’homme se distingue à certains égards de ses collègues européens. Opposé aux politiques aventureuses de changement de régime au Moyen-Orient, il a soutenu que le recours à Bashar al-Asad, tout criminel de guerre qu’il soit, est nécessaire ; il a approuvé l’intervention de la Russie en Syrie, avec laquelle il défend une amélioration des relations diplomatiques dégradées après les événements d’Ukraine et de Crimée, et dont il a condamné la diabolisation ; il a aussi insisté sur l’importance des relations avec la Chine. Le journaliste Julian Röpcke rappelle qu’à la suite de l’utilisation d’armes chimiques par le régime, Armin Laschet avait réagi à la possibilité de frappes américaines sur Twitter (27/08/2013) en écrivant : « Obama veut-il maintenant combattre Assad du côté d’Alkaida ? ». L’année suivante, il avait réagi à un tweet de John Kerry, alors Secrétaire d’État, « L’État Islamique doit être détruit », par le message suivant (20/08/2014) : « Oui, Mr Kerry. Mais Vous avez soutenu l’État Islamique et Al Nusra contre le Président Assad en Syrie. Et ils sont financés par le Qatar et l’Arabie Saoudite ». Laschet ne s’est jamais exprimé contre Erdoğan. Un ami de la Turquie, peut-être, mais critique de la soumission de l’Europe au chantage aux réfugiés d’Erdoğan, contre l’entrée du pays dans l’UE mais refusant la suspension du processus d’adhésion au nom des promesses faites, et dont on ignore encore la position sur des point sensibles comme Chypre, la Grèce et la Méditerranée orientale.

            En raison de l’alignement de la politique étrangère de l’UE sur les États-Unis, c’est surtout vers la Maison Blanche qu’il faut se tourner. Tout le monde se penche sur les profils qui feront partie de l’équipe de Joseph Biden, les chasseurs de tweets fouillent dans leurs déclarations passées. Que risque-t-il de changer avec Antony Blinken comme Secrétaire d’État ? Et avec le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan ?

            Erdoğan s’entendait comme larrons en foire avec Donald Trump, qui avait pourtant mis en place un très controversé Muslim ban et lui avait adressé un courrier où il lui intimait de « ne pas faire l’idiot », « don’t be a fool », et le menaçait de couler l’économie turque. L’anxiété d’Erdoğan à propos de Biden est évidente. Il attendait un appel de sa part. Des semaines ont passé. Las !

            L’un des premiers décrets de Biden devrait lever l’interdiction d’entrée aux États-Unis qui frappait les ressortissants de certains pays musulmans. Cela ne concerne pas directement d’un Erdoğan qui tire profit à l’intérieur comme à l’extérieur du pays de l’islam politique. La Turquie marche sur une corde raide dans plusieurs sujets, de sorte que tout changement politique dans un pays l’étranger l’affecte plus que de raison.

***

            Les toutes dernières décisions de Trump en matière de politique étrangère mettent Biden dans une position difficile, en particulier en ce qui concerne Israël. Elles mettent la barre haute pour le nouveau président. Deux dossiers sont cruciaux. Le premier est la désignation des Émirats Arabes Unis et de Bahreïn comme « partenaires majeurs en matière de sécurité ».  Le second est la décision d’inclure Israël dans le champ d’action du CENTCOM (United States Central Command), chargé des opérations au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie du Sud, dont le quartier général avancé se trouve au Qatar. Jusqu’à présent, Israël dépendait de l’EUCOM (United States European Command) pour tenir compte des susceptibilités arabes. Mais les pays arabes ont cessé d’envisager leurs relations avec Israël du point de vue de la question palestinienne. La grande question est désormais l’Iran. Grâce aux « Accords d’Abraham », Trump a imposé ce nouvel ordre du jour en liant normalisation des relations avec Israël et neutralisation de l’Iran. Cela n’aurait peut-être pas pu être possible alors que le Qatar était en conflit avec ses voisins et ne survivait que grâce au contournement du blocus saoudien par l’espace aérien iranien. Quand l’heure est venue, l’allié sur lequel la Turquie comptait pour défendre l’alternative politique des Frères musulmans contre l’axe formé par l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et l’Égypte a tourné casaque, que ce soit par choix ou contrainte.

            Le choix de Wendy Sherman, l’une des principales négociatrices américaines de l’accord nucléaire avec l’Iran, comme secrétaire d’État adjointe, est clairement un geste d’ouverture. La n°3 du ministère, Victoria Nuland, a aussi joué un rôle dans les négociations sur le nucléaire iranien. Cela ne signifie pourtant pas que Biden va s’écarter de la voie ouverte par les « Accords d’Abraham », mais seulement qu’une autre stratégie va entrer en vigueur avec l’Iran. Les contacts entre l’équipe de Biden et Jared Kushner, coordinateur des Accords, sont une garantie de continuité. La reconnaissance d’Israël, le renforcement de sa sécurité et une action en conséquence sur la rue arabe vont rester les priorités politiques de l’administration Biden.

            Clarke Cooper, vice-secrétaire d’État pour les affaires politiques et militaires de l’administration Trump depuis 2019, l’a exprimé récemment : « l’un des principaux objectifs des Accords d’Abraham est de rendre les armées du Moyen-Orient interopérables entre elles et avec les États-Unis ». Cette politique exigeait que le Qatar rendre dans le rang et que l’axe saoudien-émirati-égyptien abandonne son blocus. C’est ce qu’il s’est produit.

            Alors que la politique étrangère concernant Israël se critallise de cette façon, il ne demeure qu’un seul acteur régional, allié des États-Unis, que l’axe saoudite-israélien pourrait qualifier de trouble-fête : la Turquie. Le temps où une conversation entre Erdoğan et Trump pouvait sauver une situation s’achève dans trois jours. Il va être plus difficile pour la Turquie d’agir à Washington : Trump a finalement validé des sanctions contre l’achat du système de défense russe S-400, l’affaire de la banque publique Halk Bankası, accusée de contournement des sanctions américaines contre l’Iran, se poursuit, et la position excentrique de la Turquie dans le Moyen-Orient légué par l’administration Trump va être scrutée.

            James Jeffrey, ancien représentant spécial des États-Unis pour la Syrie, a affirmé : « rien de ce qu’a fait jusqu’à présent la Turquie, y compris l’invasion de Chypre en 1974, n’a autant endommagé les relations avec les États-Unis, car personne à Washington ne peut défendre cette décision. Il y avait des gens pour se réjouir de la coopération militaire et des bonnes relations avec Israël [jusqu’en 2010]. Ceux-là aussi adoptent désormais des positions hostiles à la Turquie ».

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            Les fondations de la politique intérieure comme de la politique étrangère d’Erdoğan sont considérablement affaiblies. Alors que le coût du statu quo devient insupportable, l’objectif d’adhésion à l’UE a été réaffirmé, la doctrine d’expansion maritime de la Patrie Bleue (Mavi Vatan) refait place à des négociations avec la Grèce, on prend le pouls de l’Égypte et cherche un nouveau départ avec Israël. À cause des impasses de la politique kurde, on a repris contact avec Damas. Le rôle du Qatar dans un possible rapprochement avec ses voisins et ennemis de naguère est discuté. La nouvelle donne oblige à s’adapter. Même le Hamas, protégé par la Turquie et le Qatar, sent la tempête venir et cherche un havre sûr, sollicitant le soutien de l’Iran et du Hizbullah afin de reprendre pied en Syrie, que le mouvement islamiste avait abandonné en 2011-2012 quand il avait pris parti pour l’opposition. L’adaptation contrainte à cette nouvelle donne n’apportera toutefois aucune réponse aux difficultés qu’affronte la Turquie, en particulier en Syrie. Les inconnues sont nombreuses et qui sait ce que l’avenir réserve ?

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