« Le Poirier sauvage » : illusions perdues dans les dardanelles

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« Le Poirier sauvage » : illusions perdues dans les Dardanelles

Jean-François Rauger, Le Monde, le 7 août 2018

Il existe sans doute de nombreuses raisons qui justifieraient le rejet du nouveau film du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, ou du moins qui expliqueraient que l’on ait pu rester à une certaine distance de plusieurs de ses films précédents, eussent-ils obtenu, comme Winter Sleep en 2014, une Palme d’or au Festival de Cannes. Disons qu’il est possible de considérer avec circonspection l’alliance qui se forme, dans son œuvre, entre une impressionnante maîtrise formelle et un goût pour les personnages antipathiques, et, plus largement, l’affirmation de ce que l’on peut estimer être une forte misanthropie ­exaltée par un art parfait de la composition du cadre et de la ­gestion du temps. Une victoire du contrôle sur l’émotion.Lire aussi l’entretien : Nuri Bilge Ceylan : « Il est difficile de parler de l’islam en Turquie »

Le Poirier sauvage, qui fut présenté en compétition lors du dernier Festival de Cannes, contient de façon évidente tous ces éléments. Mais sans doute parvient-il à les porter à un tel degré de perfection que l’accusation tombe ici d’elle-même. Oui, on peut faire du grand cinéma avec de douteux sentiments.

Brusque contact avec le passé

Le film est un récit d’apprentissage flaubertien, ramassé sur plusieurs semaines, au terme duquel le personnage principal parvient à un nouvel état de la conscience, ayant peut-être appris que l’absence d’illusion est l’illusion suprême. De retour dans sa famille après la faculté, Sinan, jeune diplômé, est obsédé par le projet d’écrire un roman, tout en préparant des concours afin d’obtenir un poste d’instituteur.

Ce brusque et nouveau contact avec son passé prendra des formes diverses. Autant de longues séquences superposées durant plus de trois heures au cours desquelles remonteront, au gré des rencontres et des retrouvailles, les expériences et les blessures non refermées de l’enfance et de l’adolescence. Tout autant s’affirmeront la trivialité du présent et l’indéfini d’un futur offrant un nombre restreint de perspectives. Placé au seuil de sa vie, Sinan affirme sa volonté de devenir écrivain sans doute pour affirmer narcissiquement sa singularité. L’homme est de toute évidence marqué par un complexe de supériorité que l’image dégradée d’un père instituteur nourrit paradoxalement.Lire aussi la critique à Cannes : avec « Le Poirier sauvage », Nuri Bilge Ceylan creuse son sillon en Anatolie

C’est dans la sédimentation de séquences dialoguées, dont la logique est poussée à l’extrême par la durée, que se construit ce roman de formation. Car c’est là surtout que réside la force du film, dans une manière d’épuisement de l’immédiateté sous la pression du temps. Il convient d’aller jusqu’au bout des séquences jusqu’à provoquer un sentiment de trop-plein, jusqu’à un sentiment de harassement qui ferait surgir la vérité.

La rencontre de Sinan avec un écrivain devenu célèbre est de ce point de vue particulièrement significative. L’impression de se trouver face aux efforts modestes et timides d’un néophyte avide de conseils se dissipe au profit de la découverte du ­caractère véritable du jeune diplômé, cachant à peine son mépris pour son aîné. Sinan exprime un mélange d’arrogance, de révolte, de raillerie et de goût pervers pour la contradiction.

L’homme est marqué par un complexe de supériorité nourrit par l’image dégradée d’un père instituteur

Quant aux souvenirs, ils ressurgissent sous forme de symptômes douloureux ou violents. Les retrouvailles avec une jeune femme (une ex-amoureuse peut-être) qui annonce son intention de se marier se concluent par un baiser suivi d’une morsure, celles avec un camarade de jeunesse s’achèvent en pugilat. Rien n’indique ainsi que le passé ait été autre chose, déjà, qu’un moment de ressentiment, de fausses promesses et d’illusions. Une longue discussion avec deux jeunes imams – le pragmatisme se mêlant à l’interrogation philosophique – replace Sinan dans son environnement ­culturel et social particulier, où la religion est une prescription face à laquelle il est impossible de ne pas se situer et avec laquelle il faut peut-être composer.Lire aussi la critique : « Winter Sleep » : le pouvoir révélateur de la neige

Le présent est surtout celui des retrouvailles avec un père encore plus misérable et, a priori, méprisable qu’auparavant, comprend-on, couvert de dettes et d’autant plus dérisoire qu’il semble à la fois inconscient et ricanant, mettant en danger l’économie même de la famille. Comme si, pourtant, il fallait compenser un trop-plein de réalité, de furtifs moments oniriques, cauchemars ou virtualité possible des événements, viennent à trois occasions perturber et brouiller le cours du récit et le statut des images.

Toute-puissance de l’ordre patriarcal

Il n’y a sans doute pas de roman de formation possible sans la description d’un trajet qui mènera le personnage d’un point à un autre, d’un état à un autre, en lui offrant peut-être une vision plus juste et plus précise d’un monde qui ne s’offrira pas à lui sans réticence. Le parcours du jeune homme, qu’une éclipse de plusieurs mois (le temps du service militaire) sépare d’un retour dans sa ville natale, va se heurter brutalement au mur en béton de la réalité. Il y découvrira l’insuccès absolu du roman qu’il avait fait éditer à compte d’auteur, réalité qui sonnerait comme un retour de l’évidence concrète face aux ambitions qu’il affichait avec inconscience.Lire aussi l’entretien réalisé en 2014 : Nuri Bilge Ceylan : « Ingmar Bergman a beaucoup compté pour moi »

Mais le trajet moral effectué par Sinan culmine essentiellement dans la découverte de la nature de celui qu’il considérait, avec l’assurance que lui donnait une position douteuse, comme un « bon à rien », son propre père. C’est en reprenant de concert avec son géniteur le forage d’un puits, métaphore lisible du lien atavique qui finit, par la force des choses, par unir les deux hommes, que Sinan avoue à la fois sa défaite et son acceptation de l’existence. Cette vision, que l’on pourrait qualifier d’antimoderne, d’une toute-puissance de l’ordre patriarcal auquel il pourrait être vain de ne pas se soumettre justifie aisément le pessimisme qui caractérise l’œuvre de Nuri Bilge Ceylan.

La beauté formelle et plastique du film, sublimant les paysages des Dardanelles, contribue, par un paradoxe purement cinématographique, à conforter l’impression d’une indifférence générale du monde face aux médiocres illusions des humains. On peut trouver ce désenchantement un peu systématique mais admirer sans réserve la qualité de l’ouvrage.

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