« Limites du rêve Azerbaïdjanais d’Erdogan» par Fehim Tastekin

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Traduit par Renaud Soler; Paru le 19/11/20 dans Gazete Duvar en turc

Un mémorandum sur l’Azerbaïdjan a été discuté il y a quelques jours à l’Assemblée nationale turque. Avant même qu’il ne soit discuté, la presse gouvernementale en faisait ses gros titres : « 102 ans plus tard, retrouvailles historiques ». Et continuait, unanime : « 102 ans après avoir libéré Bakou de l’occupation des Bolchéviques et des bandes armées arméniennes, les soldats turcs retourneront en Azerbaïdjan pour défendre la paix… La glorieuse armée de l’Islam, envoyée en Azerbaïdjan en 1918 sous le commandement de Nuri Pacha, composée de l’armée régulière de l’État ottoman et de volontaires azerbaïdjanais, libéra Bakou des unités russes bolchéviques et des bandes armées arméniennes. Une fois de plus, le monde va être témoin des retrouvailles historiques d’une nation en deux États… Ainsi la Turquie, grâce au corridor qu’elle s’apprête à établir entre la mer Caspienne et la mer Méditerranée, va gagner une importance stratégique et d’agir en tant que facteur de tranquillité, de paix et de stabilité, dans la région et le monde ».

Aux 15 pays dans lesquels l’armée turque est déployée, s’ajoute désormais un seizième. La guerre s’achève, l’Azerbaïdjan a reconquis par la force 4 des 7 districts (ou rayon) occupés et va récupérer les trois autres grâce à la garantie de la Russe. La deuxième ville du Karabakh, Shusha, a aussi changé de main. L’accord d’armistice prévoit que les forces de maintien de la paix seront exclusivement russes. Au cours des discussions avec la Russie, il a été envisagé que la Turquie disposât de postes d’observation du respect du cessez-le-feu, mais Ankara veut plus que cela et fait pression sur la Turquie. Le premier tour des négociations à Ankara n’a néanmoins pas porté ses fruits.

Le mémorandum fait référence à l’accord de partenariat stratégique et d’assistance mutuelle entre la Turquie et l’Azerbaïdjan du 18 août 2010, qui contient des éléments rappelant l’article 5 du pacte de l’OTAN, stipulant qu’« une attaque armée contre l’une [des parties] […] sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ». Si une partie porte atteinte à l’intégrité territoriale des deux pays, l’accord prévoit des opérations militaires conjointes, conditionnées par le vote d’un mémorandum. Or la mission d’observation ne suppose pas d’intervention militaire, car cela relève de la Russie. De ce point de vue, elle ne nécessite pas de mémorandum, d’autant plus qu’il y a déjà des soldats turcs qui combattent en Azerbaïdjan ! À quoi sert donc ce mémorandum ? Peut-être à des conflits à venir. La référence à l’accord de partenariat stratégique peut le laisser penser. Peut-être est-ce un moyen d’assurer dans la durée la présence militaire turque dans la Caucase, car le cadre réel de cette mission d’observation est encore à définir lors des discussions avec la Russie.

Il n’est pas trop tôt pour évoquer les conséquences politiques de l’approfondissement de la dimension militaire des relations avec l’Azerbaïdjan. Il est probable que la politique intérieure et extérieure de l’Azerbaïdjan sera évaluée par rapport à la Turquie. Dans cette configuration, les conflits entre les parties russe et turque à Bakou risquent d’être nombreux.  

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L’influence de la Turquie risque de se faire sentir dans le dossier de l’Arménie et des Arméniens du Haut-Karabakh : la Turquie permettra-t-elle que la dynamique de conflit évolue vers une solution pacifique ? Malheureusement, elle n’est pas, n’a jamais été, un facilitateur de paix. Le poids de la Turquie se fera sentir dans les négociations autour du statut du Haut-Karabakh. L’accord de cessez-le-feu du 10 novembre ne disait mot de ce problème qui constitue l’arrière-plan de tous les affrontements depuis la chute de l’Union Soviétique. Ilham Aliyev, qui évoquait auparavant la possibilité d’une autonomie afin de favoriser la recherche d’une solution négociée, a endossé les habits de chef de guerre et ne veut plus rien concéder. Lors d’une visite dans les districts reconquis de Füzuli et Jabrayil, Aliyev a dit : « nous avons récupéré notre intégrité territoriale et chassé les occupants. Nous avons empêché la création d’un second État arménien. Il est hors de question d’un quelconque statut, l’Azerbaïdjan est un ». Version azerbaïdjanaise du slogan nationaliste turc : un État, une nation, un drapeau. Les mots d’Aliyev refètent de la ligne d’Ankara.

Avec le retour de la Russie, le refus de discuter d’un statut pour le Haut-Karabakh ne signifie rien d’autre qu’un retour au statu quo sans fin, car dans une telle équation, sans autonomie, pas de solution. C’est-à-dire : pas de solution autre que la guerre et le nettoyage ethnique. Grâce à l’ouverture du corridor de Lachin, entre le Haut-Karabakh et l’Arménie, sous protection russe, les liaisons entre les deux régions seront maintenues. Il faut aussi tenir compte du fait qu’une solution sans statut signifie aux yeux des Arméniens un nouveau 1915. Poutine s’est exprimé à ce sujet : « le statut décisif du Karabakh n’a pas été déterminé. Aujourd’hui, nous avons convenu de la préservation du statu quo actuel. Ce sont les futurs leaders qui, à l’avenir, vont prendre part dans ce processus et décider de la suite ».

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La politique turque pourrait avoir un autre effet sur le sujet sensible de l’identité azerbaïdjanaise de l’Azerbaïdjan. Quand on pose la question « que va-t-il arriver aux déplacés et réfugiés du Haut-Karabakh, par exemple les Kurdes qui y vivaient ? », on s’entend répondre « nous ne faisons pas de distinction ethnique, nous sommes tous Azerbaïdjanais ». Ce discours est mis à l’épreuve par l’insistance sur la turcité de l’Azerbaïdjan et de sa victoire militaire. Par exemple, le ministère de la défense turc, lors des célébrations du Jour du Réveil national (la fête de l’indépendance azerbaïdjanaise le 17 novembre 1992) a souhaité une « Bonne fête du Réveil national à nos frères turcs d’Azerbaïdjan, qui ont montré au monde entier la force de la fraternité, l’unité et la résistance nationale ! ». On a pu lire ce type de messages sur les réseaux sociaux : « il n’y a pas de Turc d’Azerbaïdjan. Beaucoup de citoyens azerbaïdjanais d’origine lezghienne, talyche, russe, sont morts pour la patrie. Corrigez ! ». Ils n’ont pas corrigé. Cette langue qui attise les divisions ethniques est empoisonnée.

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Il est certaines réalités locales, certaines réalités géopolitiques auxquelles la politique agressive et opportuniste de la Turquie va se heurter. L’Azerbaïdjan en est encore à fêter sa victoire ; son attitude face à la politique d’influence turque est encore très urbaine. Cela pourrait changer quand la question des corridors viendra sur la table. Le comportement des Russes à Bakou risque aussi de changer. L’attitude fort compréhensive de Poutine à l’égard de son homologue turc est liée à plusieurs calculs stratégiques. Tant que la Russie fixe les règles du jeu, elle permet à la Turquie d’y participer.

L’ouverture d’un corridor entre le Nakhchivan et le reste de l’Azerbaïdjan, en contrepartie du corridor de 5 km de large entre le Haut-Karabakh et l’Arménie, est vue par la Turquie comme un gain. Comme si des terres avaient été arrachées à l’Arménie, qu’un corridor allait être ouvert le long de la frontière iranienne, par lequel passeraient une autoroute, un chemin de fer et des conduites d’hydrocarbures, et ferait revivre les routes de la soie et les échanges entre la Turquie et la mer Caspienne, et au-delà l’Asie centrale. L’accord du 10 novembre dit pourtant ceci : « la construction de nouvelles communications de transport reliant la République autonome du Nakhchivan et les régions occidentales de l’Azerbaïdjan sera assurée ». Quelles en seront les modalités ? Des routes existantes vont-elles être affectées à cet usage ? De nouvelles routes seront-elles construites ? Est-il question de conduites et de chemins de fer ? Si oui, comment et par qui seront-ils financés et construites ? Pas de réponse. Selon l’accord, le contrôle du corridor sera assuré par les garde-frontières du Service fédéral de sécurité de Russie. Dans le domaine de l’énergie, il est improbable que les entreprises russes comme Gazprom et Rosneft veuillent bien partager le gâteau avec la Turquie.

Il faut aussi tenir compte du poids croissant de la Chine en Asie centrale, qui ne regarde pas d’un bon œil la Turquie. Les Chinois cherchent à s’assurer de l’accès au gaz du Turkmenistan. Le Kazakhstan n’est pas loin. Quant aux Russes, ils transportent déjà par leurs conduits une partie des hydrocarbures extraits par leurs voisins et riverains de la mer Caspienne. Les rêves turcs de mer Caspienne sont pour l’heure sans fondement. L’Azerbaïdjan fait ce qu’il faut pour défendre ses intérêts sans se laisser prendre au jeu du « Une nation, deux États » de la Turquie. Il va sans dire que le facteur turc sera pris en compte mais, dans les projets énergétiques stratégiques, ce ne sont pas seulement les politiques qui parlent, mais les multinationales, les financiers et les conditions du marché. Dans le Caucase, les Occidentaux mettent en avant le corridor géorgien.

Depuis les années 1990, les rêves d’Asie centrale s’arrachent comme des petits pains sur le marché politique, mais aucun partenariat d’importance stratégique n’a pu être développé avec les pays de la région. Tant que les relations entre la Turquie et l’Arménie d’un côté, entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie d’un autre côté, ne seront pas normalisées, il ne peut être question de corridor ou de voies de communication propices aux échanges. Ces routes seront ouvertes ou fermées en fonction des évolutions politiques. Il faut pour cela de la stabilité et de la sécurité. Pour l’instant, il n’y en a point.

Fehim Tastekin est un journaliste turc et chroniqueur pour Turkey Pulse d’Al-Monitor qui a précédemment écrit pour divers journaux turcs. Il est spécialisé dans la politique étrangère de la Turquie et les affaires du Caucase, du Moyen-Orient et de l’UE. Sur Twitter : @fehimtastekin

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