Procès d’Osman Kavala : son épouse « n’attend plus rien » de la justice turque – France 24

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« Alors qu’Osman Kavala doit comparaître, vendredi, devant la justice turque, son épouse, Ayse Bugra, a reçu France 24. Elle revient sur les accusations envers le « milliardaire rouge », figure de la société turque et emprisonné sans jugement depuis octobre 2017, qui encourt une peine de prison à vie pour « tentative de renversement du gouvernement » » dit Ludovic DE FOUCAUD dans France 24 du 21 avril 2022.

Alors qu’Osman Kavala doit comparaître, vendredi, devant la justice turque, son épouse, Ayse Bugra, a reçu France 24. Elle revient sur les accusations envers le « milliardaire rouge », figure de la société turque et emprisonné sans jugement depuis octobre 2017, qui encourt une peine de prison à vie pour « tentative de renversement du gouvernement ».

Sa parole s’est faite plus rare dans les médias internationaux et, si sa voix semble hésitante par moments, les mots – prononcés dans un anglais impeccable – sont précis et disent l’épreuve qu’Ayse Bugra traverse depuis bientôt quatre ans et demi.

Son mari Osman Kavala, un philanthrope et entrepreneur surnommé le « milliardaire rouge », doit comparaître vendredi 22 avril devant un tribunal d’Istanbul. Accusé d’avoir « cherché à déstabiliser la Turquie » lors du coup d’État manqué de 2016, il est détenu depuis octobre 2017 et risque la prison à vie.

Pourquoi son mari est-il ainsi visé par la justice turque ? « Il y a plusieurs hypothèses, explique-t-elle dans un sourire poli. L’une d’entre elles est que cela sert à intimider des activistes de la société civile et des défenseurs des droits de l’Homme dans le pays. Cela répond donc à un but politique caché, ce qui correspond aux raisons qui ont motivé la décision prise par la Cour européenne des droits de l’Homme, qui a déclaré [en décembre 2019, NDLR] que la détention de mon mari constituait une violation de plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’Homme. » Après avoir plusieurs fois appelé la Turquie – l’un de ses membres fondateurs – à libérer Osman Kavala, le Conseil de l’Europe a lancé en février une procédure d’infraction contre Ankara.

« Il y a d’autres théories, poursuit Ayse Bugra, à propos de l’influence de certains groupes politiques, de certains individus qui seraient favorables au fait d’endommager ou de rompre les liens de la Turquie avec les démocraties occidentales. Mais franchement, je ne sais pas. » Elle souligne : « Mon mari n’est affilié à aucun parti politique, organisation ou mouvement, donc c’est assez étrange. »

Celui que le président turc a élevé au rang d’ennemi public numéro un de la nation turque, celui qu’il surnomme « l’agent de Soros en Turquie », est une cible idéale. Il a l’avantage d’incarner tout ce que Recep Tayyip Erdogan, discours après discours, prétend combattre : « Les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur qui collaboreraient ensemble », explique Ayse Bugra dans un souffle. « Tout cela a à voir avec une stratégie politique particulière qui se pare d’un discours polarisant pour diviser la population entre un ‘nous’ et ‘les autres’, et je pense que mon mari est utile à cette rhétorique. »

Absurdité des charges

Accusé tour à tour d’espionnage ou de tentative de renversement du gouvernement, Osman Kavala a été acquitté de certaines charges, puis arrêté de nouveau dans la foulée pour les mêmes. Différents dossiers, différentes accusations ont été fusionnées, tout semble avoir été fait pour l’empêcher de quitter sa prison de haute sécurité de Silivri, à l’ouest d’Istanbul.

Ce riche héritier, né à Paris en 1957 et élevé au Royaume-Uni, a choisi de mettre sa fortune au service du dialogue entre les cultures et les minorités de Turquie, dont les Kurdes ou les Arméniens. Lauréat du Prix du patrimoine archéologique européen en 2019, il est à l’origine de nombreux projets comme le centre Anadolu Kültür, à Istanbul, où nous reçoit son épouse, situé à un jet de pierre du fameux parc Gezi, dont le projet de destruction en 2013 avait déclenché un mouvement de révolte populaire.

« Gezi est juste là, dit Ayse Bugra en montrant la fenêtre, et notre immeuble est ici, sa mère vit ici, c’est un immeuble familial. Ce qui s’est passé était extrêmement intéressant, il y avait des jeunes, des personnes âgées, des pauvres, des riches. Bien sûr qu’il y est allé et a parlé aux gens qui participaient à ce mouvement, bien sûr qu’il était lui-même contre le fait de transformer le parc en centre commercial. »

Chaque détail semble bon pour accuser Osman Kavala. Parmi les éléments de l’accusation figurait une carte de la répartition des abeilles sur le territoire turc, trouvée dans le téléphone du philanthrope. Le document a été présenté comme une preuve que celui-ci entendait redessiner les frontières du pays. Pour démontrer qu’il aurait organisé et financé le mouvement au parc Gezi, le parquet a retenu qu’il avait acheté aux manifestants quelques tables, quelques chaises en plastique et des pogaça (des petits pains turcs briochés).

« Mais l’absurdité est dans l’acte d’accusation lui-même, insiste Ayse Bugra, ces manifestations étaient nationales, elles ont essaimé à travers tout le pays et elles ont réuni, d’après les chiffres officiels, 3 millions et demi de personnes. Imaginez une seule personne qui organiserait et financerait un mouvement de protestation nationale de cette ampleur. Cela en soi est absurde. »

La culture comme bouclier

Quand Ayse Bugra parle de l’homme qui est son mari depuis près de 35 ans, sa voix change et son regard laisse entrevoir la difficulté de la séparation. « Il a le droit de passer un coup de téléphone de 10 minutes une fois par semaine, je l’ai eu ce matin d’ailleurs. Mais généralement, il parle plus à sa mère qui a un certain âge. Et puis, je peux le voir une fois par semaine, même si ça n’a pas été possible pendant la pandémie. On se parle dans un combiné, séparés par un panneau en verre pendant une heure. »

Auteure de nombreux ouvrages, professeure d’économie politique, cofondatrice du forum de science politique de l’université du Bosphore – la plus prestigieuse de Turquie, et elle aussi sous le radar du gouvernement –, Ayse Bugra peine à dissimuler sous ses manières courtoises l’extrême lassitude qui l’étreint. « Je n’attends plus rien. Après avoir subi un processus aussi long et douloureux, qu’on peine à décrire en des termes logiques, je ne peux rien prévoir, je n’attends rien et j’essaye de ne rien espérer surtout, ne rien espérer parce que l’espoir qui conduit à la déception est dévastateur. »

Elle semble faire face à un mur : « Audience après audience, nous avons toujours été confrontés aux mêmes conclusions, aux mêmes maintiens en détention, exprimés à chaque fois avec exactement les mêmes mots, quels que soit les arguments présentés par nos avocats. C’est vraiment dur. Lors des dernières audiences, je n’ai même pas voulu rester dans la salle de tribunal. »

Pourtant, Ayse Bugra se déplace à chaque fois, par égard, dit-elle, aux amis, aux journalistes, aux diplomates qui viennent aussi : « J’ai l’impression de devoir être là pour eux, sinon je n’irais pas ». Comment fait-elle face mentalement ? Toujours ce même sourire poli : « On fait comme on peut. Mon mari et moi sommes chanceux, parce que nous avons la littérature, la fiction. »

Éparpillés sur son bureau, des livres en pagaille, dont un de Thomas Mann, l’auteur allemand qui écrivait dans « La Montagne Magique » en 1924 : « Le temps est un don des dieux, prêté à l’homme pour qu’il en tire parti, pour qu’il en tire un parti utile, ingénieur, au service du progrès de l’humanité. »

France 24, 21 avril 2022, Ludovic DE FOUCAUD, Photo/Ozan Kose/AFP

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