Révolution et évolutions linguistiques en Turquie – Samim Akgönül/Le Petit Journal

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Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous « Parlons Turquie… » à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du « Dictionnaire insolite de la Turquie ». Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l’espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd’hui, la lettre « R »…

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« L’Empire ottoman n’était pas seulement un empire où plusieurs religions cohabitaient. Une multitude de langues y étaient activement utilisées quotidiennement » dit Samim Akgönül dans Le Petit Journal du 16 mai 2022. 

Selon les régions de l’Empire, selon les quartiers des grandes villes, selon même des branches professionnelles, les Ottomans parlaient le turc, le grec, l’arménien, l’assyrien, le kurde, l’arabe, le persan, le français, l’italien, l’espagnol, l’albanais, le serbo-croate et beaucoup d’autres langues vernaculaires. Mais il est vrai aussi qu’à partir du 15e siècle est apparue une langue propre à l’administration, qui se transforma peu à peu en langue littéraire. Notée avec des caractères arabes, cette langue « ottomane », dynamique par ailleurs dans le temps (l’ottoman du 16e siècle n’est pas l’ottoman du 19e siècle) avait une structure syntaxique majoritairement turque mais son vocabulaire était dominé par un vocabulaire majoritairement arabe, minoritairement persan et turc et enrichi, selon le secteur d’activité, des mots venant du grec (et à partir du 18e siècle, du français et italien). Ainsi l’ottoman est une langue difficilement accessible dont la maîtrise était une question de classe sociale. Dès la période des Tanzimat*, avec le succès des pensées nationalistes, l’idée de la « purification » de cette langue était évoquée. Cela sera chose faite à partir des années 1930 à travers une « révolution linguistique ».

Celle-ci a plusieurs volets dont le plus important est le changement d’alphabet. Tout au long de son histoire, la langue turque a été notée de plusieurs manières. Si les inscriptions d’Orkhon (sur le territoire actuel de Mongolie), qui sont considérées comme les premiers textes en turc (environ 200 textes datés du 8e-10e siècles de notre ère) sont rédigées avec une écriture runique, la langue turque a suivi la vie nomade de ses locuteurs et s’est adaptée à plusieurs notations. Ainsi, il existe des textes en turc rédigés avec l’alphabet tibétain, brahmi, arménien, grec, syriaque, hébraïque… Et donc, la langue ottomane mentionnée ci-dessus fut rédigée en alphabet arabe. A la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, plusieurs dialectes du turc comme le Iakoute ou l’Azéri ont commencé à adopter l’alphabet latin. En Turquie, les débats sur le changement d’alphabet ont commencé avec les Tanzimat,mais c’est après la proclamation de la République, dans le cadre de cette révolution linguistique, que l’alphabet latin fut officiellement adopté en 1928.

Ainsi, en partie à cause du changement d’alphabet mais aussi à cause d’un vocabulaire obsolète, l’ottoman reste inaccessible à la grande majorité des Turcs, au grand dam des nostalgiques de l’Empire.  En effet, les fondateurs de la Turquie républicaine étaient bien décidés à lui adjoindre une langue nationale avec une visibilité occidentale. 

Des débats sur une « langue nationale » existent dans toutes les constructions nationales. Ce fut le cas aussi bien en Russie qu’en Grèce mais également en Chine ou dans les pays arabophones. En Turquie, les débats sur la « simplification linguistique » débutent dès la première moitié du 19e siècle. Mais la politique radicale concernant la langue a commencé avec la République.

Si le changement d’alphabet fut effectué en 1928, c’est en 1932, avec la Fondation de l’Office turc de Langue que la réforme prend une forme institutionnelle. Cette institution fut surtout chargée de « purifier » la langue ottomane des apports étrangers, notamment des mots arabes et persans. Pour ce faire, trois voies ont été suivies :

  • Chercher des mots dans les parlers et dialectes du turc en Anatolie, qui n’étaient pas d’usage véhiculaire.
  • Chercher des mots dans les langues turciques d’Asie centrale et occidentale, qui n’ont pas été influencées par l’arabe et le persan autant que le turc de Turquie.
  • À défaut de trouver des mots préexistants, proposer des néologismes.

Les résultats de ces efforts ont été ambigus. Parfois, effectivement, le mot nouveau a pu supplanter son équivalent en arabe ou en persan. C’est par exemple le cas du mot uçak (avion) complétement inventé du verbe uçmak (voler) qui a réussi à s’implanter dans la langue à la place du désormais oublié tayyare. Parfois le nouveau mot a tenu mais sans chasser l’usage de l’ancien, créant de facto des synonymes, toujours avec une nuance. Kelime (d’origine arabe, « mot ») et sözcük(créé de toute pièce) cohabitent maintenant. L’usage de l’un ou de l’autre indique une appartenance générationnelle, sociale voire politique. Et enfin, souvent, ni les mots des dialectes tucs anatoliens, ni les mots de l’Asie centrale, ni même les néologismes ne sont acceptés et alors l’ancien mot subsiste. Ainsi, les dictionnaires de l’Office turc de langue sont en même temps des cimetières de mots, morts-nés. Ce qui fait que même maintenant, le turc contient 20 % de mots venus de l’arabe et du persan.

Durant cette purification linguistique, la cible était les mots arabes et persans, pour débarrasser la langue turque des mots associés à l’Orient. Ainsi, les mots grecs ou arméniens bien dissimulés dans la langue, ou les mots venant des langues occidentales, dont le français, qui ont su s’implanter dans la langue turque à partir du 19e siècle, n’ont pas été, pour ainsi dire, « dérangés ». Or, à partir des années 1990, avec une réhabilitation du caractère islamique et oriental de la société turque, la chasse aux mots arabes et persans a laissé sa place à la chasse aux mots français et anglais.

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(*) Période de réformes dans l’Empire ottoman, qui s’étend de 1839 à 1878.

Le Petit Journal, 16 mai 2022, Samim Akgönül

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