Tombereaux d’insultes de la part d’Erdogan pour les étudiants de l’université de Bogaziçi

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Fehim Tastekin, le célèbre journaliste s’indigne (in.Duvar, 5 février) de la rhétorique insultante du président turc contre les étudiants de l’Université du Bosphore (Bogaziçi) qui refusent de reconnaître le recteur de leur établissement, un fidèle du parti au pouvoir et nommé par Erdogan. (Traduit par Renaud Soler)

“LES VANDALES!

Ils sont créatifs dans leurs réactions, pédagogiques dans leurs messages Il savent dire non avec leur intelligence, leur conscience et leur détermination intacte. Leurs approches de la différence des races, des religions, du genre sont harmonieuses et naturelles. Ils sont tellement bons qu’ils nous surprennent. Ils nous apprennent le prix de la vie sans réserve. Ce n’est pas une génération conforme à celle voulue le pouvoir qui ne sera jamais tranquille avec elle. D’où sa rage.”

            Avec leurs esprits sombres ils essayent de noircir notre monde à tous. Avec leurs mots empoisonnés qui répandent la haine. Avec les appareils monstrueux de l’État. En se lavant de toute responsabilité. Imaginez qu’une partie de vous soit un étudiant de l’Univerité de Boğaziçi. Vous en êtes fier. Puis du matin au soir, vous entendez des tombereaux d’accusations proférées d’en haut. Rien de moins qu’ « anormaux », « terroristes » ou « vandales ». Cette rhétorique se transforme en violences policières, actes d’accusation complétement irrationnels, commentaires télévisés insensés. On en a le cœur qui s’arrête, le souffle coupé.

            « La Turquie n’a pas d’enfants comme eux. Ceux qu’ils appellent enfants ou étudiants, ce sont des vandales, ce sont des barbares ». Et dans la suite, un objectif est fixé : « [Ce sont] des vipères venimeuses dont il faut écraser la tête ». C’est Devlet Bahçeli qui le dit, le chef du MHP [Parti du Mouvement National, extrême-droite nationaliste], capable d’imposer sa politique au pouvoir mais qui prétend qu’il n’est pas responsable de sa mise en œuvre. Il ne le dit pas de vive voix mais le publie sur Twitter. La haine, l’incitation au crime et les discriminations poussent au crime. Même dans le régime autocratique turc, ces actes sont reconnus comme des crimes. Qui a le monopole du pouvoir a aussi le monopole du crime. Bahçeli ne cesse de provoquer des lynchages, d’appeler la police à réprimer davantage, de faire pleuvoir des instructions à ses juges, d’indiquer la direction à suivre au palais présidentiel. Non, pas parce que le palais vaut mieux que cela. Au contraire, toutes les décisions viennent du palais ; le pouvoir officiel et légal est là-bas. En matière de haine, de polarisation, de déchirement de la société, de diabolisation des oppositions transformées en ennemis, l’un est le miroir de l’autre. L’un ne laissent rien à envier à l’autre, et leurs porte-paroles à eux-mêmes.

            Hier, le président Erdoğan a agité la main en disant : « Nous n’acceptons pas que que ces jeunes, qui sont membres d’organisations terroristres, soient des jeunes possédant réellement les valeurs spirituelles et nationales de notre pays. Êtes-vous donc des étudiants, ou bien des terroristes qui viennent razzier le bureau du recteur ? ». Il a ajouté : « Ce pays ne sera jamais gouverné par des terroristes. Nous ne le permettrons jamais ». Il a aussi qualifié les soutiens des étudiants de compagnons de route des terroristes. La violence verbale du pouvoir s’étend même à ceux que la police ne peut pas violenter ! Ces jeunes, ce sont notre jeunesse, l’avenir de notre pays.

***

            Tout le monde connaît la raison de cette violence. Le syndrome de Gezi (manifestations en 2013 contre le pouvoir) frappe dans toute sa violence cette jeunesse. Voir des êtres humains qui ne se soumettent pas inquiète le pouvoir. Ces jeunes sont créatifs dans leurs réactions, didactiques dans leurs messages. Avec leur intelligence, leur conscience, leur volonté non atrophiée, ils savent dire non. Ils montrent comment des gens de différentes ethnies, religions, croyances, tempéraments, genres, peuvent lutter et vivre harmonieusement. Ils sont bons au point de nous surprendre. Ils nous enseignent la valeur de la vie où l’autre est accepté sans réserve. La jeunesse qu’espère le pouvoir, qui le rassure, n’est pas cette jeunesse. Voilà la raison de sa colère.

            La colère vient aussi du fait que toutes les diversions, toutes les provocations sont demeurées sans effets. Ils ont dit « terroristes », cela n’a pas marché ; ils les ont affiliés au DHKP-C [Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple, un groupe marxiste-léniniste fondé en 1994], cela n’a pas pris ; ils ont lourdement insisté sur les LGBTIQ pour flatter le conservatisme social, cela n’a servi à rien. En parlant de « manque de respect envers la Kaaba », ils ont joué sur la corde religieuse : sans résultats. La participation d’étudiantes voilées les a mis hors d’eux-mêmes. Revenir sur la décision de nomination du recteur leur fait peur. Dans un pouvoir où la force est monopolisée et sacralisée, revenir sur une décision est un signe de faiblesse. Trébucher, c’est tomber ! De toutes façons, l’administrateur Melih Bulu ne peut pas démissionner. Pauvre homme, pris entre son ambition d’être recteur et sa mission de régler les problèmes de son maître avec un établissement d’enseignement supérieur prestigieux…

***

            Une puissance de dire non, c’est cela qui inquiète un pouvoir de plus en plus brutal et irrespectueux du droit. Si cela se répandait ! Quelle grande peur ce serait ! Mais vous n’avez à craindre car l’oppostion est votre meilleure alliée. Elle attend le mardi pour l’exprimer. Elle attend des élections incertaines pour exiger des comptes. Elle n’a pas un mot pour les élections annulées. La lutte pour l’État de droit et les libertés exige une continuité et une large diffusion, un engagement et une mobilisation locaux. Mais en vain ! Ils n’ont même pas le courage de se rendre au ministère de la Justice par solidarité avec la lutte des étudiants. En toutes circonstances, leur attachement va à une démocratie de façade. Et ils se répètent sans arrrêt le même mot d’ordre : « Il ne faut pas entrer dans le jeu du pouvoir ».

            Une opposition qui fait comme si tout était normal, comme si elle s’occupait vraiment de la rue et s’opposait vraiment : c’est cette opposition qui joue le jeu du pouvoir. L’opposition est opposition dans la mesure où elle est capable de s’engager véritablement pour que la jeunesse ne soit pas écrasée par le pouvoir. L’opposition est opposition à chaque fois qu’elle se rend auprès des désespérés que le Covid-19 a renversés, des travailleurs écrasés par les patrons et par l’État, des villageois dont les rivières et les terres ont été spoliées, des cultivateurs sans semences et sans intrants, de tous ceux que les décrets présidentiels condamnent à la mort sociale. Voilà ce que signifie s’opposer. Il n’y a pas besoin d’exagérer, il n’y aura pas de révolution en faisant de la politique de terrain. Il n’en reste pas moins que les mises en garde incessantes du pouvoir contre le chaos sont le frein de l’opposition. Le gouvernement qui ne reconnaît ni droits ni lois définit ce qui est légitime, et l’opposition en fait le cadre légal de son action. Où voit-on, dans le monde, que la lutte pour les droits et la loi passe par le respect des critères fixés par les gouvernements ? Cette lutte a à inventet sa propre légitimité.

            À chaque fois que le pouvoir se heurte à une opposition, il rejoue la scène de Kabataş (une fake news au sujet de l’agression d’une femme voilée au cours des manifestations Gezi en 2013) Comment pourrait-il autrement tirer le rideau sur les vraies questions ? L’opposition est toujours sur la défensive. Contre l’offensive du pouvoir dans une guerre des valeurs factice qui instrumentalise la religion, l’appel à la prière, le Coran, le voile, le martyre, les mosquées, les minarets, la Kaaba, l’homosexualité, l’opposition tente de se faire entendre avec une dose de culpabilité et de soumission. Jouer le jeu du pouvoir, cela signifie exactement cela. Dans les sujets brûlants comme la politique étrangère et la question kurde, ce que dit l’opposition ressemble comme deux gouttes d’eau à ce que dit le pouvoir.

            Dans le monde où vit cette jeunesse, vos mots empoisonnés et vos jugements nourris par la haine sont caducs. Cette jeunesse nous rappelle à quel point s’opposer est normal et important. En dépit de la violence physique et verbale de l’État, #BaşlarınıYereEğmediler, #AşağıBakmadılar : ils ne baissent pas la tête. Ils ne détournenet pas le regard (littéralement “ne regardent pas le sol”). Nous sommes fiers de cette jeunesse et de ses professeurs. S’il faut s’incliner, que ce soit devant eux. “

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