La Turquie mène une guerre de l’eau en Syrie – OrientXXI

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« Le niveau de deux fleuves mythiques, le Tigre et l’Euphrate, qui traversent la Turquie, la Syrie et l’Irak, a drastiquement baissé. Si le changement climatique y est pour quelque chose, Ankara est pointé du doigt en raison de ses barrages qui limitent le débit des eaux. » expliquent Chris Den Hond et Chloé Troadec sur Orient XXI.

La chute du débit de l’Euphrate est une nouvelle menace pour la population syrienne, déjà victime de plus de dix années de guerre sur son territoire. Cinq millions de Syriens risquent d’être privés d’eau et d’électricité. Le coordinateur de l’ONU pour la Syrie, Imran Riza, affirme dans un rapport publié en juin 2021 être « très profondément inquiet de l’impact de la baisse du niveau de l’eau sur la vie de millions de gens vivant en Syrie, surtout concernant l’accès à l’eau et à l’électricité ».

Ces derniers mois, le débit des eaux fluviales a été fortement réduit, selon des chiffres cités par l’ONU : 200 m3 par seconde, au lieu des 500 m3 habituels. Le niveau de l’Euphrate se trouve désormais si bas que les équipements de pompage et les canalisations ne sont plus opérationnels. Le Rojava Information Center décrit une situation alarmante : « Ces derniers mois, la Turquie a grandement limité le flux du fleuve. Jamais le niveau de l’Euphrate n’a été aussi bas. Les barrages hydroélectriques de Tabqa, Tishrine et Firat, dans le nord et l’est de la Syrie, qui produisent de l’électricité pour toute la région, ne fonctionnent qu’alternativement, avec une seule turbine. La production agricole est sérieusement menacée ».

En Syrie, l’Euphrate alimente en effet trois barrages hydroélectriques et des stations de pompage d’eau potable. Sur le grand barrage de Tishrine, à l’est d’Alep, reconquis par les Forces démocratiques syriennes (FDS) des mains de l’organisation de l’État islamique (OEI) qui s’en était emparé en 2015, le niveau d’eau se trouve seulement à quelques dizaines de centimètres au-dessus du niveau « mort ». En dessous, les turbines cesseront de produire de l’électricité.

DE GRAVES MENACES POUR L’AGRICULTURE

Comme l’eau de l’Euphrate n’est plus systématiquement filtrée, les eaux usées et l’eau stagnante augmentent le nombre et la propagation de maladies. « L’eau venant de l’Euphrate n’est plus potable et les gens attrapent des maladies à cause de l’eau stagnante », nous confie Muslim Nebo, enseignant à Kobane. Pour Selman Barudo, coprésident de la Commission de l’agriculture et de l’économie de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie« le manque d’eau, en particulier à une saison de l’année aussi cruciale pour les cultures du blé et du coton, a un effet dévastateur sur l’agriculture et l’économie. Les régions agricoles de Tabqa, Rakka et Deir-ez-Zor sont les plus affectées par le manque d’eau. Le niveau de l’Euphrate est tellement bas que les appareils de pompage des agriculteurs ne sont plus immergés et ne peuvent donc arroser les cultures. Nous avons peur que cette sécheresse rende la terre infertile sur le long terme ».

L’administration autonome du nord et l’est est gérée par une coalition entre Kurdes, Arabes et Syriaques. Déjà confrontés à une guerre interminable, de multiples invasions de la Turquie dans le nord et un embargo, ils craignent un impact ravageur sur l’économie. « Nous avons effectivement peur pour les prochaines récoltes, puisque 80 % de l’eau utilisée pour l’arrosage des cultures provient de l’Euphrate », ajoute-t-il.

Les autorités turques martèlent que la baisse du niveau des fleuves en Syrie est due au changement climatique, mais leurs homologues kurdes et arabes dans le nord et l’est de la Syrie accusent la Turquie de faire de l’eau une arme politique. « Même si le changement climatique est la cause principale de cette sécheresse, la Turquie, avec ses barrages sur le Tigre et l’Euphrate, a techniquement la possibilité de faire couler plus d’eau vers la Syrie », nous dit Asya Abdullah, une responsable et fondatrice du Parti d’union démocratique (PYD), rencontrée en septembre à la fête de l’Humanité. « La Turquie piétine toutes les conventions internationales concernant l’eau. Jusqu’en 2019, il n’y a pas eu de sérieux problèmes, mais après l’invasion de la Turquie dans le nord de la Syrie, et depuis qu’elle occupe la zone entre Tal Abyad et Serekeniye (Ras Al-Ain en arabe), les problèmes de coupures d’eau ont commencé et ont aggravé les conséquences des sécheresses. L’afflux de l’eau dans la région de Hasake est aujourd’hui contrôlé par les milices proturques en amont, qui ont coupé l’eau 24 fois ces derniers 18 mois. La Turquie contrôle directement le niveau de l’Euphrate avec ses barrages ».

DE NOMBREUX BARRAGES

Barrages du haut bassin Tigre-Euphrate X. Guimard/Wikipedia

En 1923, le traité de Lausanne divise le bassin hydrographique du Tigre et de l’Euphrate entre quatre États : la Turquie contrôle le bassin en amont des deux rivières, l’Iran contrôle le Zagros et la vallée Diyala, l’Euphrate irrigue le nord et l’est de la Syrie sur 675 km, et enfin les deux fleuves traversent l’Irak sur 1 200 km. La Turquie se trouve dans une position de force, parce qu’elle est maîtresse de la source des deux fleuves en amont. Elle compte accentuer sa mainmise avec la construction de barrages. Celui qui maîtrise l’eau contrôle les habitants. Or toute cette région (sud-est de la Turquie, nord-est de la Syrie, nord de l’Irak) est majoritairement peuplée de Kurdes.

En 1938, le premier barrage est inauguré près d’Ankara. En 1975, le barrage Keban est complété à Dersim (Tunceli), en amont de l’Euphrate. En 1977, avec le fameux « projet d’Anatolie du Sud-Est » (GAP), la construction de 22 barrages sur l’Euphrate et le Tigre est lancée. La Syrie construit son propre barrage. L’effet combiné est immédiat : une sécheresse en Irak.

Une guerre pour l’eau est évitée de justesse. En 1984, la Turquie signe un protocole sur l’eau avec l’Irak, et fait de même avec la Syrie en 1987. Elle garantit un niveau minimal annuel de débit d’eau de l’Euphrate : en moyenne 500 m3 d’eau par seconde. En contrepartie, la Syrie promet d’arrêter les activités du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sur son territoire.

Au début des années 1990, la Turquie termine le barrage Atatürk, le quatrième plus grand barrage au monde, à 80 km de la frontière syrienne, dans le nord de Kobane. À partir de là, elle est en mesure de contrôler facilement le débit de l’Euphrate. La situation empire en 2019, quand la Turquie envahit et occupe — jusqu’à aujourd’hui — la zone entre Tal Abyad et Serekeniye. « L’eau de la station de pompage d’Allouk, à côté de Serekeniye est systématiquement détournée et coupée par les milices pro-turques, depuis que la Turquie occupe la zone en 2019 », explique le Rojava Information Center.

Dernier épisode : en 2020, la Turquie met en route, cette fois sur le fleuve Tigre qui coule de Turquie en Irak, le barrage Ilisu qui immerge Hasankeyf, un village vieux de 12 000 ans, malgré de fortes critiques et le retrait d’investisseurs européens en raison des dégâts écologiques et humanitaires. Bagdad déplore à son tour les conséquences néfastes de ce barrage sur le niveau d’eau du fleuve.

Les barrages ne servent pas seulement à irriguer les cultures et à produire de l’électricité. Le président turc Recep Tayyip Erdogan lui-même le reconnaît : « Nous ne voyons aucune différence entre protéger notre eau et protéger notre patrie ». La Turquie utilise l’arme de l’eau pour engendrer un déplacement de population et un changement démographique, dont les Kurdes sont les plus grandes victimes en Turquie et en Syrie. Pour Asya Abdullah, « chaque invasion de la Turquie en Syrie (2016, 2018, 2019) a entraîné un déplacement de population, donc un nettoyage ethnique. Maintenant elle utilise l’arme de l’eau pour pourrir la vie des gens et les pousser à partir ». Ces dernières semaines, malgré de fortes pluies en Turquie, le niveau de l’Euphrate n’est pas remonté.

Chris Den Hond est vidéo-journaliste et auteur de plusieurs reportages, notamment sur les Kurdes, les réfugiés palestiniens et Gaza.

Chloé Troadec est journaliste au Rojava Information Center.

Orient XXI, 13 octobre 2021, Chris Den Hond et Chloé Troadec

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