« LE NATIONAL-CAPITALISME AUTORITAIRE », Ahmet Insel, Pierre-Yves Hénin, recension par Nora Seni

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Le National Capitalisme autoritaire: une menace pour la démocratie Pierre-Yves Hénin*, Ahmet Insel**. ed. Bleu autour, 2021

Recension

par Nora Seni

L’excellent ouvrage que livrent Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel est un exercice conceptuel pour définir au plus près la notion de national capitalisme autoritaire (NaCa) qui caractérise, selon les deux économistes, les régimes à l’œuvre dans une série de pays allant de la Russie, au Brésil et de la Chine à la Hongrie, en passant par la Turquie. Cette tentative de modélisation se fraye un chemin à travers les travaux d’un nombre impressionnant de politistes et d’économistes, ce qui fait la richesse et la rigueur de la démarche.  Les arguments découlent du constat implicite que le capitalisme n’induit pas forcément libéralisme, démocratie et État de droit. Si c’est bien de capitalisme qu’il s’agit dans les pays en question, qui maintiennent certaines des institutions de la démocratie formelle comme les élections, ils surprennent par leur nationalisme, leur autoritarisme, leur régime dictatorial. Postures et rhétorique ultra-nationalistes accompagnent et légitiment leur exercice du pouvoir étatique. L’ouvrage a pour ambition de prendre à bras le corps la difficulté de caractériser ces régimes et de prévoir quelle sera leur postérité à moyen terme. D’où le sous- titre de l’ouvrage « Une menace pour la démocratie ». Passent en revue des notions qui nous sont aujourd’hui familières comme démocratie illibérale, démocrature, modernisme autoritaire et que les deux auteurs écartent au profit de national capitalisme autoritaire ou NaCa. Des principes moins connus guidant les pratiques politiques dans certains des régimes NaCa sont aussi présentés, comme celui du keju en Chine, un système d’examen de la fonction publique -s’apparentant à notre «méritocratie »- issu de la doctrine confucéenne  et sur lequel s’appuient l’idéalisation du modèle chinois, ainsi que  le concept d’Etat civilisationnel. Les auteurs ne négligent pas de proposer les arguments qui contestent cette valorisation de la méritocratie en rappelant que « les critères d’adhésion au régime prennent le pas sur ceux de validation des compétences acquises ».  Cet exemple est convoqué pour illustrer la façon dont la référence nationale permet aux NaCa de distinguer leur capitalisme en l’associant à des valeurs traditionnelles qu’ils opposent à celles du capitalisme occidental.

La riche bibliographie convoquée pour étayer le débat sont des ouvrages récents, conçus dans les années 2000.

Si le texte avance avec minutie et efficacité entre différents lexiques et en spécifiant les singularités des pays touchés par le NaCa on peut regretter le parti pris d’évacuer le registre d’histoire récente, antérieure aux années 2000. Les combinaisons des singularités qui font le modèle NaCa n’auraient-elles jamais existé avant les années 2000, certains régimes capitalistes du précédent siècle ne méritaient-ils pas comparaison ? Toute référence à des régimes du XXè siècle qui ont parfaitement conjugué capitalisme avec le plus noir des autoritarismes et le plus contraignant des nationalismes doit-elle être congédiée comme hors sujet, sans explication ? Devant l’irruption dans la pensée politique de ces objets non identifiés que sont ces régimes NaCa la tendance des analystes politiques a été d’éviter toute référence à la montée des totalitarismes dans l’Europe de la première moitié du XXè siècle. Se référer à ce passé pour alerter sur les points de « ressemblance » a été raillé (point Godwin), accusé d’éliminer complexité et nuances, de procéder à des plaquages anachroniques. On peut regretter que qu’Insel et Hénin n’aient pas transgressé cet « interdit » alors qu’ils avaient toutes les cartes en main pour signifier ce qui différenciait les NaCa des totalitarismes qui ont mis le monde à feu et à sang au siècle précédent. Une référence au totalitarisme orwellien est la seule exception que les auteurs ont cédé à leur parti-pris. C’est le reproche que l’on pourrait faire à cet autrement excellent ouvrage dont la rigueur et la richesse impressionnent.

*Pierre-Yves Hénin né en 1946 est une économiste reconnu pour ses travaux et l’animation de groupes de recherche en macroéconomie. Il a présidé l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne de 2004 à 2009. Depuis, il a élargi ses champs de recherche, notamment à l’histoire militaire.

**Ahmet Insel, né à Istanbul en 1955, économiste, politologue, il a enseigné dans les universités Galatasaray et Paris-I Panthéon Sorbonne. Membre des équipes éditoriales de la Revue du MAUSS et de la revue BIRIKIM (Istanbul), il co-dirige depuis la France les éditions turques Iletisim

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