Les arrestations se multiplient parmi les opposants au président turc, après celle de son principal rival, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, et des projets de réformes sont en discussion au Parlement pour restreindre le champ d’action des élus locaux.
L’onde de choc des municipales de 2024 s’étend chaque jour un peu plus en Turquie. Plus d’un an après le revers spectaculaire de la coalition gouvernementale islamo-nationaliste du président Recep Tayyip Erdogan, le pouvoir opère une reprise en main systématique et impitoyable du pays.
Depuis des semaines, les arrestations se multiplient parmi les élus de l’opposition. Les procès s’accumulent par dizaines et les charges s’allongent. Dernière vague d’interpellations en date : samedi 31 mai, 28 personnes ont été arrêtées au petit matin par les policiers dans le cadre de l’enquête pour corruption à la municipalité d’Istanbul, dont le maire, Ekrem Imamoglu, est derrière les barreaux depuis plus de deux mois.
Candidat à la présidentielle du Parti républicain du peuple (CHP), première formation politique du pays depuis ces municipales, et principal rival du président turc, l’édile a été arrêté le 19 mars pour « corruption et terrorisme ».
Manifestations de masse
C’est cette incarcération et la douzaine de procédures judiciaires portées contre M. Imamoglu qui ont donné lieu aux plus grandes manifestations de masse du pays depuis plus de dix ans, défiant la répression policière et investissant semaine après semaine de nouveaux espaces de contestation. Lui nie tout acte répréhensible, fustige la vacuité des charges qui pèseraient contre lui et condamne le fait que celles-ci soient principalement fondées sur des allégations de « témoins anonymes ». Une pratique utilisée dans de nombreuses affaires politiques ces dernières années, allant du mécène arrêté en 2017 et condamné en 2022 à la perpétuité, Osman Kavala, au dirigeant prokurde Selahattin Demirtas, incarcéré depuis 2016 et condamné à quarante-deux ans d’emprisonnement.
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Parmi les personnes placées en détention samedi matin figurent les maires de plusieurs arrondissements d’Istanbul. Ces arrestations s’ajoutent à celles des 20 et 23 mai, au cours desquelles la cheffe de cabinet d’Ekrem Imamoglu, Kadriye Kasapoglu, ainsi que des dirigeants d’entreprises liées à la municipalité avaient été incarcérés, portant à 90 le nombre de personnes liées à la municipalité et au CHP arrêtées et poursuivie depuis mars. Toutes sont en attente d’une mise en examen. L’acte d’accusation du maire n’a toujours pas été transmis à ses avocats. En revanche, le parquet d’Istanbul vient d’interdire l’utilisation d’images et de vidéos d’Ekrem Imamoglu dans les transports publics de la mégapole.
Devenu, par la force des choses, le porte-voix de la contestation, le président du CHP, Özgur Özel, a maintes fois condamné ces arrestations. Après avoir rendu visite au maire dans la prison de Silivri, à la périphérie d’Istanbul, il a déclaré : « Ce niveau d’injustice a suscité un tollé dans l’opinion publique, et il continuera de le faire. » « De plus en plus de gens croient en nous. Les sondages le montrent également », a ajouté le leader du CHP, faisant référence à plusieurs enquêtes d’opinion réalisées ces derniers mois, qui montrent une hausse constante de sa formation. D’après l’Institut Konda, près de 73 % des personnes interrogées ont estimé, dans les semaines qui ont suivi l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, que les protestations étaient « légitimes ». En 2024, un mois après les municipales, le taux d’approbation du président était tombé à moins de 40 %, marquant une baisse significative par rapport aux années précédentes.
Le pouvoir mise sur l’usure du temps
Face à cette vague de mécontentement populaire, le pouvoir a montré quelques rares signes d’inquiétude, réfutant toute ingérence dans le judiciaire, mais il a misé sur l’usure du temps et le lent serrage de vis, comme il l’avait fait après le mouvement de protestation de Gezi en 2013. Le président affirme régulièrement que, « chaque jour, de nouveaux cas de corruption de l’organisation criminelle » à Istanbul sont révélés, allant jusqu’à évoquer des ramifications internationales. Des propos repris en boucle par les médias progouvernementaux.
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Parallèlement aux arrestations, des projets de réforme sont en discussion au Parlement pour restreindre précisément les droits et prérogatives des élus locaux. Une modification de la Constitution est encouragée par le chef de l’Etat, qui a mis en place, mardi 27 mai, une équipe d’experts juridiques pour y travailler. En plus d’une modification des pouvoirs, celle-ci pourrait, selon les critiques, permettre au président de rester au pouvoir au-delà de 2028, date de la fin de son mandat actuel. Quatre jours auparavant, lui-même avait assuré, lors d’une rencontre publique à Ankara, ne pas avoir l’intention de se présenter « à nouveau à une élection », sans franchement convaincre. Par trois fois déjà, au cours de ses vingt-deux ans à la tête du pays, il a laissé entendre qu’il ne souhaitait pas être réélu, avant de se raviser.
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C’est dans ce contexte qu’un texte sur « la réorganisation des lois et des réglementations des communes » a été adopté en commission à l’Assemblée nationale turque, le 23 mai. Le projet de loi suit à la lettre l’énoncé du président, qui avait assuré que « les municipalités [avaie]nt besoin d’un nouveau statut » et que « le partage du pouvoir d[eva]it être revu ». Ce texte, qui doit encore passer au vote dans l’hémicycle – où la coalition gouvernementale dispose d’une confortable majorité –, entend limiter l’autorité des municipalités et centraliser davantage la gouvernance par Ankara. En cas d’adoption, les maires et leurs conseillers municipaux n’auront plus le droit d’organiser leurs budgets seuls. Celui-ci devra être approuvé par le gouverneur, autrement dit : par Ankara.
Mesures restrictives pour les mairies
Les mairies n’auront plus de prérogatives ni de compétence sur les projets de transformation urbaine ni sur les plans de construction. Tout comme pour les questions sociales, les maires devront obtenir l’approbation des ministères concernés. Idem pour les appels d’offres, les achats d’équipements et d’infrastructures. Seules prérogatives maintenues d’après le projet de loi : le ramassage des poubelles, la gestion des stationnements et le nettoyage des rues.
Jamais, en dehors des premières années de la République et des coups d’Etats militaires, autant de mesures restrictives n’ont été envisagées à l’égard des mairies. Depuis l’arrivée au pouvoir, en 2002, de la formation de Recep Tayyip Erdogan, le Parti de la justice et du développement, l’AKP, les municipalités ont certes bénéficié de ressources financières accrues, mais elles ont vu leur tutelle politique renforcée. L’opposition, qui voit dans le nouveau texte un renforcement de la mainmise politique, l’a baptisé : « La réorganisation Imamoglu. »
Le 26 mai devait se tenir une audience au tribunal d’Ankara au sujet de malversations supposées au sein du CHP. Fin mars, le parquet général d’Ankara avait ouvert une enquête sur le 38e congrès du parti de novembre 2023. Celui-ci aurait couvert « des achats de votes contre de l’argent ». La formation fondée par Mustafa Kemal, premier président turc, au pouvoir de 1923 à 1938, risque la mise en place d’un administrateur de l’Etat, en lieu et place de son président actuel, Özgür Özel, et de ses équipes. L’audience a été reportée au 30 juin.
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