En Alsace, les Turcs retrouvent la mémoire : « C’est difficile de se séparer de ces objets, mais cela me fera plaisir qu’ils soient dans un musée »/Stéphanie Wenger / LE MONDE

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Le Monde, le 8 juin 2025

Canan Özgül jette un regard attendri sur le semaver (« samovar », en turc) de sa grand-mère, elle l’a rapporté à Strasbourg après la mort de celle-ci, à la fin des années 1990. Le récipient ventru en cuivre et étain se branchait sur secteur, une rareté à l’époque, ce qui révèle, selon sa petite-fille, « la soif de modernité de cette républicaine convaincue ». Agée de 63 ans, Canan Özgül a longtemps préparé son thé avec avant de l’abandonner pour un appareil plus récent.

La Stambouliote avait 18 ans lorsqu’elle est arrivée, en 1980, dans la capitale alsacienne pour étudier la médecine. Après pas mal de péripéties, dont un retour à Istanbul, la jeune femme, finalement devenue architecte, a eu deux enfants. Il y a une dizaine d’années, elle s’est installée avec son compagnon dans une maison du Stockfeld, une cité-jardin du nord de Strasbourg. Sur le perron, un broc d’eau ouvragé en cuivre accueille un pot de fleurs : « Je me lavais avec quand j’étais étudiante. Je chauffais l’eau avec une résistance, car mon appart n’avait pas de salle de bains. »

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Dans l’escalier qui monte aux combles sous le regard d’une photo d’Atatürk, fondateur de la République turque en 1923, une grande passoire est accrochée au mur, juste sous une amulette contre le mauvais œil. Tous ces objets viennent de Turquie. « Ils sont précieux à mon cœur, explique Canan Özgül. Sans eux, je ne vis pas, ils sont comme une deuxième peau. » Pourtant, elle dit être prête à se séparer de certains, une petite cafetière et une cuillère en bois et son semaver, à l’occasion d’un appel lancé en avril par le Musée alsacien de Strasbourg. « C’est difficile de s’en séparer, reconnaît-elle, mais cela me fera plaisir qu’ils soient dans un musée. »

Comprendre l’histoire de l’immigration

L’institution a commencé une collecte d’objets« témoignant de la vie culturelle des Alsaciens et Alsaciennes originaires de Turquie et des pays turcophones ». Cette démarche marque une « volonté d’ouvrir le musée au contemporain et à la diversité de l’Alsace », explique la conservatrice Marie Pottecher. Il y a quelques années, une exposition avait déjà été organisée dans ce musée public situé dans une maison alsacienne à colombages sur les bords de l’Ill, au cœur de Strasbourg, autour d’objets de différentes cultures présentes dans la région. Il s’agit cette fois-ci d’enrichir les collections. Le musée, qui a accueilli 80 000 visiteurs en 2024, doit fermer cet été pour travaux. Les nouveaux objets récoltés ne pourront être visibles que lors de sa réouverture, prévue en 2027.

Les Turcs constituent la première communauté d’origine étrangère en Alsace. Elle compte près de 50 000 personnes, selon les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques de 2020. Le consulat turc enregistre, quant à lui, 150 000 personnes en Alsace, la Lorraine et la Franche-Comté. L’immigration turque débute dans les années 1960 en France, alors qu’en Allemagne les contrats se font plus rares et que le territoire a besoin de travailleurs. Au cours des années, l’émigration se diversifie, nourrie par les coups d’Etat en Turquie, le regroupement familial ou les étudiants.

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Pour identifier les objets et mieux comprendre l’histoire de ces immigrés, le musée s’est associé au département d’études turques de l’université de Strasbourg. L’anthropologue Kerem Görkem Arslan a mené des entretiens et réalisé un travail de terrain afin de guider l’équipe dans sa quête : « J’ai été accueilli par exemple par une famille de Mulhouse pour le baïram [fête de fin du ramadan]. J’ai aussi passé du temps dans un café de Bischwiller. Cette ville du nord de l’Alsace compte une importante communauté turque qui reflète une diversité de cultures. » Le chercheur y a rencontré des Roums, Grecs byzantins d’Istanbul, ou des Gürcü, Géorgiens de Turquie. L’anthropologue s’est amusé de voir que les « Alsaco-Turcs » musulmans utilisent des moules à kougelhopf et se sont approprié la version salée : ils ont remplacé le porc par de la viande halal, comme dans la tarte flambée.

Les objets racontent le quotidien mais aussi les rites religieux de différentes minorités, comme les alévis et les Kurdes, présentes en Alsace. Kerem Görkem Arslan a aussi rencontré quelques ladinos (juifs) et Arméniens originaires de Turquie lors de ses recherches. « C’est l’aire culturelle turque qui nous intéresse, explique Aurélie Lecomte Schneider, assistante scientifique du musée. Ce qu’il faut surtout, c’est que ces objets s’accompagnent d’une histoire. »

Pour atteindre davantage de monde, l’initiative compte sur des associations, comme l’Association de solidarité avec les travailleurs turcs, créée il y a cinquante ans. Son président, Muharrem Koç, 57 ans, qui a rejoint son père carreleur dans la capitale alsacienne en 1982, lorsqu’il avait 14 ans, salue la démarche du musée : « Intégrer les parcours et l’existence de celles et ceux qui sont venus d’ailleurs, c’est marquer l’appartenance à une histoire collective de la région. C’est important de raconter une présence et pas seulement de présenter des objets déconnectés. » Muharrem Koç a déjà choisi quelques pièces qui enrichiront les collections du Musée alsacien. Une derbouka (tambour), un zurna (flûte), un plateau de thé et, comme Canan Özgül, un semaver.

Stéphanie Wenger (Strasbourg, correspondance)

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