Offensive judiciaire d’Erdoğan: l’opposition turque survivra-t-elle à la tempête ? /Yavuz Baydar / MEDIAPART

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Médiapart, le 27 juin 2025

Une décision de justice cruciale menace de démanteler le CHP et de redessiner le paysage politique turc. A cause d’une double stratégie de répression et de cooptation, la véritable opposition pourrait bientôt disparaître.

La dérive autoritaire de la Turquie s’accélère. Le président Recep Tayyip Erdoğan et son allié ultranationaliste Devlet Bahçeli intensifient leurs efforts pour affaiblir et domestiquer l’opposition. Cette fois, c’est le principal parti laïque et centriste du pays, le Parti républicain du peuple (CHP), qui est dans leur ligne de mire.

Un tribunal d’Ankara doit statuer ce lundi 30 juin sur une demande d’annulation du congrès historique du CHP de 2023. Une telle décision pourrait démanteler la direction actuelle du parti, placer le CHP sous tutelle de l’État et bouleverser l’équilibre déjà fragile de la politique turque.

Derrière cette affaire judiciaire se cache une manœuvre politique plus large. Erdoğan, qui cherche à prolonger indéfiniment sa présidence, semble décidé à éliminer tous les obstacles à ses ambitions stratégiques.

Les origines de cette bataille remontent aux élections générales de mai 2023. L’opposition avait alors formé une alliance à six partis – sur le modèle hongrois – pour tenter de battre l’AKP au pouvoir. Mais des divisions sont vite apparues, notamment sur la candidature du populaire maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu. Malgré un large soutien dans les sondages, l’alliance l’a écarté au profit de Kemal Kılıçdaroğlu, alors chef du CHP – un choix qui a profondément déçu l’électorat.

Kılıçdaroğlu, après avoir perdu douze scrutins d’affilée, a pourtant refusé de démissionner. Il a fallu cinq mois de tensions internes pour que le parti organise enfin un congrès. En novembre 2023, Özgür Özel l’a battu, incarnant une nouvelle génération et insufflant un vent de renouveau au CHP.

Les élections municipales de 2024 ont redonné de l’élan au parti, notamment grâce à l’érosion de la base électorale d’Erdoğan, affectée par la crise économique. Imamoğlu a conservé Istanbul, consolidant sa position d’adversaire principal du président.

Le pouvoir n’a pas tardé à réagir. Des procureurs proches du gouvernement ont lancé une enquête sur le congrès du CHP de 2023, évoquant des allégations d’achat de voix et de manipulation de délégués. Aucune preuve solide n’a été rendue publique, mais l’objectif du procès est triple :

  • Annuler l’ensemble du congrès,
  • Suspendre ou arrêter les principaux cadres du CHP, dont Özgür Özel,
  • Nommer un administrateur d’État à la tête du parti.

En clair, un parti fondé par Mustafa Kemal Atatürk pour défendre la démocratie laïque lutte aujourd’hui pour sa survie. La décision attendue lundi – sauf nouveau report – pourrait déterminer si une opposition véritable a encore une place en Turquie.

Dans le scénario d’une annulation du congrès, le CHP risque de se fragmenter. Élu sur des promesses de renouvellement, Özel perdrait toute légitimité. Bien qu’il rejette fermement les accusations et bénéficie du soutien des 81 présidents provinciaux du parti, une défaite judiciaire pourrait l’écarter et relancer les querelles internes.

Au cœur de cette offensive judiciaire se trouve Imamoğlu. Déjà emprisonné depuis mars 2025 pour des accusations de corruption, il est cité dans l’acte d’accusation comme instigateur présumé d’achat de voix. Il fait également face à une autre procédure liée à la gestion municipale d’Istanbul, pouvant déboucher sur plusieurs années de prison et une interdiction politique.

Pendant ce temps, Kılıçdaroğlu reste en embuscade. Malgré sa défaite en 2023, il n’exclut pas un retour – peut-être par voie judiciaire. Il affirme que refuser la tutelle de l’État reviendrait à « livrer le parti à l’adversaire ». Si le congrès est annulé, une élection interne devra se tenir sous 45 jours, risquant de rallumer les divisions.

« Les poursuites contre Imamoğlu, le CHP et la municipalité d’Istanbul relèvent d’un élan autoritaire plus vaste », analyse Sinem Adar en Bluesky, chercheuse au SWP de Berlin. « Il s’agit d’éroder toute forme de concurrence politique en instrumentalisant la justice, tout en démoralisant les forces d’opposition. »

Si la justice tranche contre le CHP, le plus vieux parti du pays pourrait être remodelé sous contrôle de l’État. Si elle valide le leadership d’Özel, le pouvoir intensifiera probablement ses attaques par d’autres voies. Dans les deux cas, l’AKP sort gagnant : il affaiblit l’opposition organisée bien avant le prochain cycle électoral. Et si Imamoğlu est frappé d’une interdiction politique, des élections anticipées pourraient suivre.

Mais cette offensive ne s’arrête pas là. Elle vise également le Parti DEM, formation pro-kurde disposant de 57 députés, devenue un pivot dans les plans constitutionnels d’Erdoğan. Le président veut réviser la Constitution pour renforcer le système présidentiel ultra-centralisé, et le soutien du DEM serait crucial.

En parallèle, la récente annonce du PKK s’abolir– sans désarmement définitif – a rapproché le DEM du pouvoir. Le parti nourrit l’illusion que cela pourrait ouvrir la voie à un allègement des conditions de détention d’Abdullah Öcalan, chef historique du PKK, et relancer un “processus de paix”.

Des négociations sont en cours au Parlement pour créer une “commission de solution”, au mandat encore flou.

Mais du côté du CHP, l’initiative est perçue avec suspicion.

« Comment parler de paix alors que le pouvoir mène une guerre contre l’opposition ? » s’interroge-t-on dans les rangs du parti.

La stratégie du pouvoir – réprimer une aile de l’opposition tout en séduisant l’autre – a porté ses fruits. Le CHP, acculé, et le DEM, optimiste à l’excès, poursuivent désormais des agendas divergents.

« Dès le départ », écrit encore Sinem Adar, « les élites dirigeantes ont alterné « réforme » et « répression » de manière ciblée pour redessiner le paysage politique. C’est un test de domination et de loyauté. »

La pratique d’une “opposition sous contrôle” n’est pas nouvelle : on l’a vue en Russie, en Biélorussie, en Azerbaïdjan. Erdoğan et Bahçeli suivent cette voie. Ils mobilisent la justice, les médias pro-régime et les services de sécurité sous le prétexte de former un “front intérieur” contre les supposées menaces impérialistes.

Cela s’inscrit pleinement dans le projet d’une “Nouvelle Turquie” fondée sur la fusion de l’islamisme et du nationalisme – une vision identitaire dont l’opposition libre est l’ennemi naturel.

Le moment semble propice à une nouvelle accélération. L’attention internationale est ailleurs : l’administration Trumpreste silencieuse, et l’Union européenne, préoccupée par les accords migratoires et la coopération sécuritaire, se contente de réactions tièdes.

Face à cette indifférence globale, Erdoğan avance sans frein. Les procès s’enchaînent, la justice est instrumentalisée, et la voie s’ouvre pour une nouvelle phase de consolidation autoritaire.

La décision attendue lundi pourrait être un tournant. Que le CHP soit brisé ou absorbé, une chose est sûre : la stratégie d’Erdoğan – polarisation maîtrisée, répression ciblée, manipulation constitutionnelle – progresse sans obstacle.

La question n’est donc plus seulement de savoir si le CHP survivra. C’est celle, plus large, de la survie même de toute opposition significative dans la Turquie d’aujourd’hui.

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