En Libye, la Turquie se rapproche du maréchal Haftar/Nissim Gasteli/LE MONDE

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Le Monde, le 8 juillet 2025

Soutien du gouvernement Tripoli, Ankara a multiplié depuis 2023 les contacts avec les autorités dissidentes de Benghazi, pourtant alliées de la Russie, de l’Egypte et des Emirats arabes unis.

Répondant aux médias sur le tarmac de l’aéroport de Benina, à Benghazi, le ministre grec des affaires étrangères, Giorgos Gerapetritis n’a pas masqué le double enjeu de sa visite éclair, dimanche 6 juillet, auprès du maréchal Khalifa Haftar, à la tête de l’autoproclamée Armée nationale libyenne régnant sur l’est de la Libye. Athènes, qui s’inquiète de l’augmentation des arrivées de migrants en Crète depuis le littoral libyen au cours de ces derniers mois, redoute aussi de voir l’influence de la Turquie s’étendre au sud de la Méditerranée.

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D’après plusieurs médias libyens, la Chambre des représentants – le Parlement monocaméral qui siège à Benghazi – pourrait ratifier prochainement un protocole avec la Turquie relatif à « la délimitation des zones de juridiction maritime en Méditerranée », dans la perspective de l’exploitation des ressources en hydrocarbures que renferment les fonds marins. L’accord, signé par le gouvernement internationalement reconnu de Tripoli en 2019, qui balaye les revendications de la Grèce et de Chypre sur ces eaux, s’était jusqu’ici heurté à l’opposition des autorités de l’est libyen.

Les discussions en cours à Benghazi sur une éventuelle ratification de l’accord témoignent d’une reconfiguration des relations qu’entretient la Turquie avec les différents acteurs politico-militaires en Libye. Dans un pays marqué, depuis la chute de la dictature de Kadhafi en 2011, par des divisions chroniques et le poids des ingérences étrangères, « la seule chose sur laquelle l’Est et l’Ouest s’entendent désormais, c’est sur la signature de ce traité », ironise une source parlementaire libyenne.

Pétrole, énergie, santé…

En 2020, Ankara a conclu une alliance stratégique avec les autorités de Tripoli en intervenant en leur faveur pour repousser l’offensive des forces du maréchal Khalifa Haftar, déterminées à prendre la capitale grâce à l’appui de leurs alliés russes de Wagner. L’armée turque avait alors inversé le cours de la guerre en déployant massivement de l’armement – dont ses puissants drones –, des unités de mercenaires syriens, liés à l’entreprise turque de sécurité privée Sadat – dont le nombre varie entre 2 000 et 5 000 selon les sources –, en plus de fournir du conseil stratégique et des renseignements à Tripoli, afin de préserver ses intérêts sécuritaires et économiques.

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Après le cessez-le-feu signé en octobre 2020, la fin des combats a ouvert la voie à une relative stabilisation du pays, permettant à la Turquie de consolider son autorité sur l’ouest du pays, augmentant sa présence militaire par le déploiement d’équipements et de troupes – tout en trouvant des débouchés à ses entreprises dans les domaines des infrastructures, de l’industrie pétrolière, de l’énergie, de la santé et du développement économique. Avant que l’appétit économique de la Turquie s’étende au-delà de la Tripolitaine.

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Depuis 2023, Ankara a multiplié les contacts avec les autorités dissidentes de Benghazi, pourtant alliées de la Russie, de l’Egypte et des Emirats arabes unis. La dynamique a été favorisée par le contexte international avec le réchauffement des relations turco-égyptiennes marqué par la visite du président Recep Tayyip Erdogan au Caire en février 2024, puis par l’affaiblissement du dispositif russe en Méditerranée consécutif à la chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024.

Instabilité chronique

Deux mois plus tôt, Saddam Haftar, chef d’état-major des forces terrestres, pressenti comme le successeur de son père, le maréchal Khalifa Haftar, a été reçu lors d’un salon international de l’armement à Istanbul par le ministre turc de la défense, Yasar Güler, avant d’être convié à Ankara en avril. Trois délégations techniques de l’armée nationale libyenne ont également été reçues en juin 2024. Le clan Haftar, lui aussi soucieux de diversifier ses partenariats, voit ainsi sa légitimité internationale renforcée.

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En parallèle, plusieurs entreprises turques ont obtenu de généreux contrats du Fonds de développement et de reconstruction pour la Libye, dirigé par un autre fils du maréchal, Belgacem Haftar. Signe d’une intensification des échanges, la compagnie aérienne Turkish Airlines a repris sa desserte de Benghazi en janvier, après une décennie d’interruption, avant qu’un nouveau consulat turc y soit inauguré en mai.

L’ouverture de la Turquie vers l’est de la Libye traduit également une méfiance croissante envers son principal partenaire local, le premier ministre, Abdel Hamid Dbeibah, à la tête du gouvernement de Tripoli dont l’autorité repose sur un cartel de milices qu’il ne contrôle pas complètement. Ces dernières, rivalisant pour la mainmise sur les différents trafics – armes, drogues, êtres humains… – provoquent régulièrement des combats qui maintiennent la région dans une instabilité chronique malgré les tentatives d’Ankara d’uniformiser l’appareil sécuritaire.

« Conserver une influence »

La dernière poussée de fièvre en date : des affrontements meurtriers entre milices en mai ont profondément inquiétéla Turquie ayant dépêché dans la capitale libyenne son chef des renseignements, Ibrahim Kalin et son adjoint pour mener des négociations, avant de rappeler ses mercenaires syriens. Malgré le retour d’un calme précaire, l’épisode a accéléré le rééquilibrage, sans pour autant aller jusqu’à la rupture qui mettrait en péril les nombreux intérêts turcs dans l’ouest de la Libye.

« Le défi de la Turquie réside moins dans la question de savoir qui détient le pouvoir que dans celle de conserver une influence », estime le chercheur Emadeddin Badi, spécialiste de la Libye à l’Atlantic Council, un groupe de réflexion américain, spécialisé dans les relations internationales.

Conscient de la prise de distance, Abdel Hamid Dbeibah, qui s’est vu refuser l’usage des drones turcs lors des récents affrontements, se tourne désormais vers d’autres pour assurer sa sécurité : selon le site d’information Africa Intelligence, le premier ministre aurait noué des contacts avec l’Azerbaïdjan pour se fournir en drones d’attaque.

Nissim Gasteli (Tunis, correspondance)

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