Sur les traces de l’écrivain américain James Baldwin à Istanbul, la ville qui lui a sauvé la vie /Nicolas Bourcier / LE MONDE

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Le Monde, le 18 juillet 2025

L’auteur et dramaturge américain, militant des droits civiques et pionnier de la cause gay, met pour la première fois les pieds à Istanbul en 1961, à 36 ans. La Turquie, qui connaît alors un bouillonnement artistique et intellectuel, sera pendant dix ans son refuge, un lieu de fêtes et d’intense création littéraire. Loin de la violence d’une Amérique raciste et homophobe où il sombrait dans la dépression.

Il y a d’abord ses mains, fines et délicates, qui égrènent un long chapelet, du geste lent et léger de ceux qui ont appris à goûter chaque seconde de l’existence. Il y a cette chambre, nue, où son corps est allongé sur le dos au milieu d’un grand lit. Les fenêtres et le tabouret sur lequel repose un paquet de cigarettes surlignent un décor minimaliste d’une blancheur de page vierge. Et puis, soudain, il y a sa voix, aussi rapide qu’implacable : « Je suppose que beaucoup de gens me reprochent d’être aussi souvent hors des Etats-Unis, mais on ne peut pas se permettre de s’en soucier, car on fait ce qu’on doit faire, comme on doit le faire. »

James Baldwin se lève. Il ne porte qu’un slip, se gratte nonchalamment le dos et ouvre les rideaux avant que l’œil de la caméra plonge en travelling sur le Bosphore, suivant les bateaux qui font la navette entre les rives européenne et asiatique de la mégapole stambouliote encore en plein réveil. Ces images, tirées du documentaire en noir et blanc de onze minutes James Baldwin : From Another Place, réalisé par le photographe turc Sedat Pakay, ont été tournées en mai 1970. Introuvables il y a encore deux ans, hormis un court extrait sur YouTube, elles donnent à voir une des périodes les plus importantes et les plus créatrices, et pourtant relativement méconnue, de la carrière de l’écrivain nord-américain.

A l’époque du film, James Baldwin a 45 ans et brille de tous ses feux. Plume incisive, souvent éblouissante, reconnu comme étant un des plus importants auteurs de son temps, homosexuel affirmé et pionnier de la cause gay, porte-voix du mouvement des droits civiques, il vivait à Istanbul par intermittence depuis près de dix ans. Une décennie turque, pleine de fêtes et d’amis, de remise en cause et de combat, qui allait se clore quelques mois plus tard et former cette longue période d’exil si particulière qui, comme il le répétera à maintes occasions à ses proches, lui a « sauvé la vie ».

« Ecrivain noir et queer »

C’est ici, à Istanbul et dans le petit village balnéaire d’Erdek, au sud de la mer de Marmara, mais aussi à Kilyos, à l’embouchure du Bosphore, sur les plages de la mer Noire, que l’écrivain a travaillé sur certaines de ses œuvres les plus importantes et sans doute les plus américaines : Another Country, paru en 1962 (Un autre pays, Gallimard), The Fire Next Time, en 1963 (La Prochaine Fois, le feu, Gallimard), Blues for Mister Charlie, en1964 (Blues pour l’homme blanc, Zones), Going to Meet the Man, en 1965 (Face à l’homme blanc, Gallimard), Tell Me How Long the Train’s Been Gone, en 1968 (L’homme qui meurt, Gallimard), No Name in the Street en 1972 (Chassés de la lumière, Stock) et One Day When I Was Lost en 1973, (Le Jour où j’étais perdu, Stock).

Ici qu’il s’est mis pour la première fois à la direction d’acteurs et à la mise en scène au théâtre. Ici, aussi, entouré d’un cercle de proches et d’intellectuels turcs dévoués, qu’il trouva refuge pendant les années de dépression qui suivirent les assassinats de Medgar Evers (1963), Malcolm X (1965) et Martin Luther King (1968), les trois plus grandes figures de la cause noire, dont il était un ami.

« Lieu radicalement différent, très éloigné de son pays natal, la Turquie offrit un regard puissant à travers lequel James Baldwin se réinventa en tant qu’écrivain noir et queer, réajustant sa vision des relations raciales aux Etats-Unis », écrit Magdalena Zaborowska, professeure de littérature africaine-américaine à l’université du Michigan, dans son dense et riche ouvrage James Baldwin’s Turkish Decade : Erotics of Exile (« la décennie turque de James Baldwin : érotisme de l’exil », non traduit, Duke University Press, 2009). Lui-même n’a jamais publié un texte centré sur Istanbul, contrairement à Paris, où il a également longtemps vécu. Peut-être pour s’épargner et préserver au mieux cet îlot de paix qu’il s’était créé dans cette jeune république si particulière qui venait de subir son premier coup d’Etat militaire, en 1960.

Peut-être aussi parce qu’il manquait de temps et travaillait sans cesse, comme le répétaient en boucle ceux qui l’ont connu. Il n’empêche, son œuvre des années 1960-1970 exsude les impressions et les pensées nées de ses expériences turques. « Tout était nouveau pour lui : la culture islamique, le mélange intéressant de laïcité et de religion, le fonctionnement du genre, celui de la masculinité », dira Magdalena Zaborowska.

Souvenirs effacés

Dans les rushs du documentaire de Sedat Pakay, rassemblés par les archives cinématographiques de l’université Yale (Yale Film Archive), James Baldwin explique qu’être à Istanbul était « une autre manière de vivre ». Et d’ajouter, toujours de sa voix grave et de son débit si particulier, faits d’impulsions et de saccades ponctuées de silences : « Cela nous apprend sur nos propres conceptions, nos propres impressions. Quand on est dans une autre civilisation, on est obligé d’examiner la sienne. »

Lors d’une dernière visite en Turquie, six ans avant sa mort, survenue le 1er décembre 1987 à Saint-Paul-de-Vence, dans les Alpes-Maritimes, à l’âge de 63 ans, il rédigea un scénario adapté de L’Espadon (Gallimard), un roman publié en 1979 de l’écrivain turc Osman Necmi Gürmen, qui vivait en France et écrivait en français. Le livre raconte l’amitié d’un pêcheur et d’un berger, l’un grec, l’autre turc. L’idée d’un film avait germé avec Costa-Gavras, l’auteur de Z (1969). Mais la lecture du script n’ayant pas convaincu le réalisateur, le projet fut enterré.

Aujourd’hui, il ne reste aucune trace de James Baldwin dans l’immeuble de quatre étages où il vécut un temps rue Ebe Hanim, sur la rive européenne d’Istanbul, au cœur du quartier autrefois bohème d’Ayaspaşa. Son nom n’évoque pas grand-chose aux voisins ni les folles soirées qu’il organisait chez lui au moins une fois par semaine. Le bar du Park Hotel, où il avait ses habitudes, situé un peu plus haut derrière l’imposant consulat allemand, a, lui, tout bonnement disparu. Célèbre établissement couru pour ses cocktails, sa terrasse et sa vue époustouflante dominant la Corne d’or, le Bosphore et la mer de Marmara, l’enseigne a été en partie détruite dans les années 1980, avant de laisser la place à un hôtel à l’esthétique criarde.

Pendant des années, une plaque installée dans son hall mentionnait les visiteurs les plus illustres, dont Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque, en 1923, le compositeur allemand Paul Hindemith ou encore le duc et la duchesse de Windsor. Mais pas James Baldwin. Il y a un an, même cette plaque a été retirée par les actuels propriétaires, remplacée par une galerie de portraits de femmes de sultans, un symbole autant que le signe d’un changement d’époque.

Fumer le narguilé et rire

Plus loin, bien en amont sur le Bosphore, le restaurant de poisson Urcan, fréquenté par le Tout-Istanbul, dont le chanteur star Zeki Müren (1931-1996), qui a ouvert la voie à l’acceptation de l’homosexualité par la société turque, s’est également volatilisé. Le propriétaire a, un jour, eu la mauvaise idée de tirer sur son frère, entraînant la fermeture du lieu. C’est là qu’avaient été prises ces photos si joyeuses de James Baldwin attablé avec une brochette de proches et de célébrités, dont Marlon Brando.

Drôle d’époque. Les nombreux clichés réalisés toutes ces années par son ami Sedat Pakay, mort en 2016, ont fait l’objet cet hiver d’une rétrospective (« Turkey Saved My Life – Baldwin in Istanbul, 1961-1971 ») à la Brooklyn Public Library, à New York, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. On y voit James Baldwin fumer le narguilé, éclater de rire, s’asseoir et boire un thé, détendu, au bord de la mer, travailler ou juste marcher dans la ville au milieu de la foule. Kathy Pakay, la veuve du photographe, et leur fils Timur ont proposé au groupe industriel et financier Sabancı, détenu par une puissante famille de mécènes, propriétaire de galeries et de musées, de poursuivre l’exposition à Istanbul. Sans retour à ce jour.

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Un séminaire avait aussi été prévu par le département d’études turques de la Northwestern University, en juin, dans la mégapole. Celui-ci devait s’intituler « Freedom and Unfreedom in James Baldwin’s Istanbul » (« Liberté et absence de liberté dans l’Istanbul de James Baldwin »), avec nombre d’invités, intellectuels spécialistes des années 1960, d’orientalisme, des questions LGBTQI +, des minorités et du racisme en Turquie. Mais l’événement a été annulé au dernier moment. Un mail laconique a, en avril, été envoyé aux participants : « Nous avons dû reporter la conférence, pour le moment, en raison de la situation compliquée en Turquie et aux Etats-Unis. » Comprendre la guerre culturelle engagée par l’administration de Donald Trump contre les universités américaines et la situation de crise politique survenue en Turquie à la suite de l’arrestation, le 19 mars, du principal opposant au président Recep Tayyip Erdoğan, le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, aujourd’hui toujours incarcéré.

Reprise en main autoritaire

Alors comment remonter le cours du temps à la poursuite d’un écrivain aussi unique, complexe et multiforme, dont les traces nous échappent ? Comment tisser le lien entre les vivantes et fécondes années turques de James Baldwin avec l’Istanbul d’aujourd’hui, la démesure de la ville, ses transformations incessantes et sa reprise en main autoritaire par le pouvoir en place ? Il faut partir à la recherche de ses amis encore en vie, suivre ses pas dans cette ville folle ou dans les villages autrefois reculés, remonter les fils des récits et des témoignages de celles et ceux qui, pendant toutes ces années, ont côtoyé et accompagné « Jimmy », comme tous l’appelaient. Et puis, il y a cette précieuse correspondance, Dost Mektupları (« lettres d’amis », Yapı Kredi éditions, non traduit), parue en 2007, quelques années avant la mort d’Engin Cezzar, le « frère de sang » de James Baldwin, comme ce dernier le qualifiait, celui qui fut le déclencheur de sa venue à Istanbul, en octobre 1961.

Engin Cezzar et James Baldwinont fait connaissance à New York en 1957, un an après la publication aux Etats-Unis du deuxième roman de Baldwin, Giovanni’s Room (La Chambre de Giovanni, Rivages). Le jeune acteur turc travaillait avec Lee Strasberg, le directeur de l’Actors Studio, où se tenaient des ateliers pour une adaptation scénique du roman. James Baldwin, qui venait de passer neuf ans à Paris pour échapper, déjà, au climat raciste et homophobe de son pays d’origine, était revenu dans sa ville natale et se proposa de réécrire la pièce avec Cezzar. Entre les deux est née alors plus qu’une complicité, une fraternité élective.

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L’année suivante, l’ami turc repart à Istanbul, non sans lui proposer de venir le rejoindre. Pour James Baldwin, la passe est difficile. Il souffre de graves épisodes de dépression. Par deux fois, il tente de se suicider. Epuisé par un voyage en Israël, où il devait rédiger un article pour Harper’s Magazine, souffrant d’un syndrome aigu de la page blanche qui le rend incapable de terminer Another Country, son troisième roman, il ressent le besoin de faire une coupure et décide alors de débarquer à l’improviste sur les rives du Bosphore.

« Un petit homme noir aux yeux immenses »

Lorsqu’il frappe à la porte d’Engin Cezzar, un soir d’octobre 1961, sa femme, Gülriz Sururi, elle aussi actrice, et lui sont en pleine fête. James Baldwin est accueilli à bras ouverts. Les amis du couple sont des personnalités du monde du théâtre, des journalistes, des écrivains, des peintres et des universitaires. Baldwin est émerveillé par les gens qu’il rencontre alors, notamment l’artiste graveuse Aliye Berger et le géant de la littérature turque, le romancier Yachar Kemal, des légendes de cette époque. Une femme, prétendument la maîtresse d’Atatürk, était aussi présente, ainsi qu’un peintre dont les compositions, à y regarder de près, se révélèrent composées de minuscules pénis. Exténué mais ravi, l’Américain s’endort sur les genoux d’une célèbre actrice.

Istanbul produit l’effet escompté. Après New York et Paris, la ville devient rapidement la troisième demeure de l’écrivain. L’hospitalité locale, l’amour et l’attention de ses hôtes font des merveilles. La sensibilité instinctive de James Baldwin face aux complexités sociales et individuelles devient une force devant la multitude de personnages et d’histoires qui agitent la mégapole. Dès les premières semaines, Baldwin retrouve une certaine sérénité.

Il s’installe d’abord chez la sœur d’Engin Cezzar, qui a un appartement donnant sur le Bosphore. C’est là, au cours d’une nouvelle soirée, qu’il rencontre un jeune professeur au Robert College d’Istanbul,David A. Leeming. En arrivant ce soir-là, ce spécialiste de littérature anglaise et comparée, qui deviendra plus tard l’assistant de James Baldwin et l’auteur de la biographie incontournable James Baldwin : A Biography (Arcade, non traduit, 1994),croise un convive qui lui conseille d’aller dans la cuisine pour faire la connaissance de l’écrivain. « Il termine son roman et il veut voir à quoi ressemblent les Américains à Istanbul », lui dit-il.

Le comptoir était couvert de papiers apparemment désordonnés, mêlés à des verres et des hors-d’œuvre turcs, précise David A. Leeming dans son livre : « Sur un haut tabouret, un petit homme noir aux yeux immenses était assis. Il ne me prêtait aucune attention et griffonnait furieusement sur un morceau de papier… Jusqu’à ce qu’il s’arrête brusquement et fixe un moment ce qu’il avait écrit. “Mon Dieu, dit-il, c’est fini”. » James Baldwin venait de mettre un point final à Another Country.

« Je me sens libre en Turquie »

« Istanbul, 19 décembre 1961 », est-il mentionné dans le livre, une forme de reconnaissance implicite de l’influence turque sur le texte. La conclusion de ce « roman transatlantique » – comme l’écrit le professeur de littérature américaine à l’université de Salzbourg Ralph J. Poole –, qui dépeint l’arrivée à New York d’Yves, l’amant français d’Eric, le personnage principal, est liée à la propre arrivée de Baldwin sur les rives du Bosphore. A la lecture des lignes d’Another Country, l’hommage aux bienfaits des exils français et turcs est même explicite : « Seul celui qui est hors des Etats-Unis se rend compte qu’il est impossible d’en sortir. La puissance américaine vous suit partout. (…) On la voit mieux de loin… d’un autre endroit, d’un autre pays. »

En 1963, la parution de The Fire Next Time propulse James Baldwin en tête des ventes aux Etats-Unis. Le texte est accueilli avec enthousiasme par la critique et s’impose immédiatement comme l’un des ouvrages les plus influents sur les relations raciales. Baldwin poursuit ses allers-retours entre les Etats-Unis et la France, mais il prend pied en Turquie. Il s’y sent bien. Il y « respire », comme il le dira, un peu plus tard, à la journaliste turque Zeynep Oral. Au romancier Yachar Kemal, qui avait été déjà emprisonné à maintes reprises pour ses engagements politiques, il lâche : « Yachar, je me sens libre en Turquie. » Ce à quoi l’écrivain, d’origine kurde, répond : « Jimmy, c’est parce que tu es un Américain. »

Cet échange, d’une simplicité et d’une vérité impressionnantes, dessine, en creux, les identités multiples de l’écrivain américain. Bien qu’il ait été rare de voir un homme noir dans les rues d’Istanbul, comme le montrent les séquences du documentaire de Sedat Pakay, Engin Cezzar a plusieurs fois affirmé que son ami se sentait plus « invisible » et aussi plus « à son aise » en Turquie qu’aux Etats-Unis. A Istanbul, il n’avait pas à craindre de ne pas être servi dans un restaurant ou d’être agressé par des policiers dans un quartier huppé en raison de sa couleur de peau.

« Jimmy l’Arabe »

Pour ses proches, James Baldwin était « Arap Jimmy », « Jimmy l’Arabe », surnom affectueux que lui avait donné Yachar Kemal. Mais une façon aussi de rappeler qu’en tant qu’homme à la peau noire en Turquie, comme ailleurs, il restait à l’écart, demeurant un étranger, un Arabe d’adoption. Confirmant la complexité des approches turques de la négritude, le même Yachar Kemal a dit un jour : « En ce qui me concerne, Baldwin n’était pas noir… car il n’y a pas de “Noirs” en Turquie dans ce sens. Nous n’avons pas connu la traite des esclaves, nous n’avons pas cette catégorie, il n’y a que des personnes à la peau plus foncée. » Le plus populaire des écrivains de langue turque omet toutefois de mentionner la communauté afro-turque, les Afrikalı Türkler, issue de descendants d’esclaves africains venus principalement du Soudan, de Tanzanie et de Libye,amenés sous l’Empire ottoman, notamment en Anatolie occidentale, près d’Izmir. Ils seraient encore entre 5 000 et 20 000 dans le pays, le plus souvent invisibilisés dans les quartiers ou les villages dans lesquels ils vivent.

Dans sa biographie pionnière Talking at the Gates : A Life of James Baldwin (« Parler aux portes : Une vie de James Baldwin », Penguin, 1992, non traduit), James Campbell, écrivain écossais et ami de l’écrivain les dernières années de sa vie, s’attarde moins sur la perception des origines ethniques ou géographiques de James Baldwin en Turquie que sur les qualités du lieu qui l’accueille. Il souligne l’aura « sensuelle » et « euroasiatique hermaphrodite » d’Istanbul, lieu « unique dans l’Islam : ambitieux d’adopter les apparences occidentales. La ville était orientale dans ses valeurs, ses manières, son atmosphère… Les gens étaient extrêmement hospitaliers. »

Campbell suggère que la sociabilité turque a nourri Baldwin et que la culturede ruedu pays l’a aidé à avoir une vision positive de sa sexualité : « Les jeunes hommes n’avaient aucune honte à se toucher ; l’homosexualité était assez courante et, dans sa forme clandestine, acceptée sans chichis… Baldwin lui-même, naturellement sociable, a dû sentir qu’il avait atterri dans un endroit idéal – un autre pays, en effet. » Oktay Balamir, ancien journaliste et traducteur, ayant travaillé avec James Baldwin, ne dit pas autre chose dans un entretien accordé à Magdalena Zaborowska : « Cela peut vous surprendre, mais l’homosexualité de Jim n’a jamais été apparente en Turquie. Aucun Turc ne le considérait comme un “écrivain gay”… Les gens le savaient, mais s’en moquaient. »

Roué de coups

A l’exception d’un incident violent, survenu dans le village de pêcheurs d’Erdek et raconté par David A. Leeming. Au sortir d’une fête à Istanbul, James Baldwin se casse la hanche en glissant sur des pavés. Avec David Leeming et un troisième larron, ils décident alors de se mettre au vert. Ils optent pour cette petite cité balnéaire de la mer de Marmara, calme et peu fréquentée par les touristes américains et européens. Sur place, ils sont accueillis chaleureusement par les villageois. Au bout de quelques semaines, les habitudes s’installent : lecture et écriture la journée, apéritif à 17 heures, dîner dans leur petit hôtel au bord de l’eau et promenade dans la rue principale le long des restaurants avec leurs étals de poissons, mezze et bouteilles de raki. Parfois, David Leeming et James Baldwin partent en voiture visiter les ruines de Troie, à quelque deux heures de route.

Un jour, sur un terrain vague au bord de la mer, un chapiteau est dressé pour la venue d’un « magicien hypnotiseur », Morgan, de son nom de scène. L’homme souhaite rencontrer « le fameux écrivain américain » avec lequel il échange quelques mots avant le spectacle. Dans la nuit, James Baldwin reçoit une nouvelle visite du mage et accepte alors de le suivre. David Leeming raconte que, le lendemain, il a découvert son ami dans son lit, le visage tuméfié et le corps couverts d’hématomes. Il a été piégé, déshabillé, roué de coups et traité de « nègre pédé » par le « magicien » et son assistant. L’écrivain est si gravement blessé qu’il doit être ramené à Istanbul pour y être soigné. Avant de partir, un habitant d’Erdek vient s’excuser au nom des villageois. Il explique à David Leeming que le mage « est parti et ne reviendra pas ». Dans son livre, l’ami et biographe ne donne pas plus d’explications.

Soixante ans plus tard, plus personne à Erdek ne se souvient de l’histoire du magicien hypnotiseur. Le terrain vague a laissé la place à un hôtel avec piscine et musique pop. Les livres de Baldwin y sont introuvables, comme dans la plupart des librairies d’Istanbul et ailleurs dans le pays. Reste le charme désuet d’un village au bord d’une mer de Marmara chaque jour un peu plus polluée.

Acclamé en Turquie

Les dernières années de Baldwin à Istanbul ont été particulièrement riches et inspirées. A cette époque à New York, sa popularité était mise à mal par une critique littéraire alors peu réceptive, mais aussi par des voix du mouvement noir qui rejetaient son homosexualité. En Turquie, il fut acclamé. Le pays semble alors avoir tourné la page du coup d’Etat militaire de 1960 et connaît un intense bouillonnement intellectuel et politique. Après le rétablissement des élections libres, en 1965, on rejouait même pour la première fois les pièces du poète communiste Nâzim Hikmet. Les salles de spectacle étaient combles, plus d’une centaine rien que sur les rives du Bosphore. « C’était comme un souffle intense de liberté qui s’abattait sur Istanbul », se souvient encore aujourd’hui la journaliste Zeynep Oral.

Alors jeune critique culturelle au quotidien Yeni Gazete, elle décroche en 1967 une interview de James Baldwin. L’entretien a lieu à Rumeli Hisarı, quartier verdoyant dominant le Bosphore côté européen, dans une maison splendide, d’extérieur rouge foncé, de marbre et de bois pour ses intérieurs, connue par les résidents alentour comme la bibliothèque d’Ahmet Vefik Pacha, un intellectuel renommé de l’époque ottomane et traducteur de Molière. C’est là que Baldwin passait des heures à discuter avec les étudiants du Robert College tout près, à profiter aussi du jardin et de sa vue imprenable. Fermé depuis aux visiteurs, l’endroit est aujourd’hui la propriété d’une riche famille stambouliote, qui nie un quelconque séjour de James Baldwin entre ses murs.

Au lendemain de leur entretien, Zeynep Oral croise James Baldwin par hasard en compagnie d’Engin et Gülriz Cezzar dans une petite boîte de nuit en plein air de Yeniköy, un peu au-dessus du quartier de Rumeli Hisarı. Ce soir-là, un artiste turc chante des morceaux de blues. La jeune femme fait remarquer poliment que la musique est « agréable ». Sur quoi l’écrivain se met à crier, affirmant que le chanteur « massacre sa culture [noire] ». Zeynep Oral devient soudainement la cible d’une explosion de colère et d’ivresse qui fait voler en éclats verres et assiettes. La musique s’arrête. La journaliste est accusée d’être la cause de tous les malheurs des Noirs. Et puis ceci : « Je vous interdis de publier un seul mot à mon sujet ! »

« Perturbateur de l’ordre public »

Trop tard, l’article est déjà sous presse, une demi-page avec photo. Le lendemain matin, Zeynep Oral recevait 25 roses dans un petit panier avec une carte signée James Baldwin : « Je retire tout ce que j’ai dit et je vous présente mes excuses. J’ai adoré votre article. Merci. » La journaliste en rit encore, même si elle admet que la nuit de l’altercation fut un cauchemar. Baldwin la recontacta quelques semaines plus tard. Elle devint son assistante, sa traductrice et aussi la critique qui écrira le plus, et peut-être de la façon la plus émouvante et la plus perspicace, sur Baldwin en Turquie.

C’est avec elle, Engin et Gülriz Cezzar que Baldwin met en scène une pièce radicale du Canadien John Herbert, Fortune and Men’s Eyes, jouée en 1969 et en 1970. La pièce (qui sera adaptée en film et aura pour titre français Des prisons et des hommes) raconte les luttes de pouvoir et les violences sexuelles entre détenus blancs dans un établissement pénitentiaire pour jeunes hommes. Le texte est traduit par Oktay Balamir et Ali Poyrazoğlu, seul acteur alors ouvertement gay et qui jouera dans la pièce. Baldwin demande au trompettiste de jazz Don Cherry, de passage à Istanbul et que l’écrivain a rencontré par hasard dans la rue, de composer la musique. Ce qu’il fait d’une traite, en un après-midi, dans un studio d’enregistrement, avant de poursuivre son voyage vers Katmandou avec compagne et enfants.

Fortune and Men’s Eyes révolutionne la scène turque. Les dialogues crus, inspirés de la vie et de la langue de la rue, font mouche et propulsent Baldwin et sa troupe au premier rang des dramaturges d’avant-garde. La critique, hormis la presse la plus conservatrice, est dithyrambique, la salle, pleine à craquer chaque soir. Une tournée mène la troupe à travers tout le pays. Mais il y a aussi des incidents.Lors de la première, un homme se lève en dénonçant l’obscénité de la pièce : « Mais, enfin, je suis avec ma femme ! », hurle-t-il.

Un procès est engagé pour interdire la pièce. Des « experts » sont diligentés pour assister à une représentation. Etonnamment, le verdict est à contre-courant de la bien-pensance : la pièce est reconnue d’utilité publique. Citant l’article 21 de la nouvelle Constitution, le rapport des experts défend explicitement « l’obligation des artistes de dénoncer de manière critique les perceptions fausses et immorales en les exposant ». Il rejoint en cela le point de vue de James Baldwin selon lequel l’artiste est un « perturbateur de l’ordre public », moralement tenu de dire la vérité et de dénoncer les maux sociaux, qui, s’ils étaient occultés, resteraient sans solution.

Racisme, pouvoir des hommes et autorité

« A l’époque, les juges savaient encore juger », lâche Zeynep Oral sur un ton sec qui en dit beaucoup sur l’état de son pays. Longtemps, elle a écrit des chroniques pour Cumhuriyet, l’un des nombreux médias turcs visés ces dernières années par les procureurs. « Jimmy a toujours su garder ses distances avec les problèmes intérieurs tels que l’antiaméricanisme, les tensions ethniques et le conflit droite-gauche en Turquie, trop occupé avec la question noire aux Etats-Unis », analyse-t-elle. Le comédien Ali Poyzaroğlu se souvient, de son côté, d’échanges intenses : « Avec Jimmy, nous discutions sans arrêt, essentiellement du racisme et du pouvoir des hommes. Nous étions d’accord sur le fait que tout était un problème d’ordre et d’autorité, ce qui signifie que le système devait changer. » Depuis peu, l’acteur de 78 ans dit vouloir monter à son tour Fortune and Men’s Eyes.

James Baldwin quitte Istanbul pour Paris en 1971, l’année d’un nouveau coup d’Etat mené en pleine crise politique et économique par l’armée turque « pour rétablir l’ordre ». Ce départ intervient alors que l’écrivain est au sommet de sa gloire, sollicité par la presse internationale et courtisé par l’establishment artistique et intellectuel turc. Dans le magazine Ebony, le journaliste Charles Adelsen parle d’« histoire d’amour de Baldwin avec Istanbul », soulignant à quel point il était « au meilleur de sa créativité ».

Il est tard, Zeynep Oral interrompt son récit sur l’écrivain, promène son regard sur les nombreux livres posés sur la table de son salon avant de lever les yeuxvers l’immense baie vitrée qui domine le Bosphore : « S’il était encore avec nous, j’en suis persuadée, il irait dans la rue aux côtés des jeunes et de l’opposition qui manifestent aujourd’hui contre les dérives autoritaires du régime. » Et d’un souffle :« Il nous manque, à tous points de vue. »

Nicolas Bourcier Istanbul, correspondant

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