«Il cherche à le neutraliser» : en Turquie, le chef du principal parti d’opposition menacé de destitution/Killian Cogan/ LIBERATION

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Libération, le 15 septembre 2025

C’est peut-être le coup de grâce porté à la démocratie turque. Le procès, attendu ce lundi 15 septembre, pourrait révoquer la direction du Parti républicain du peuple (CHP), formation politique historique créée par Atatürk, fondateur de la République, et principal parti d’opposition au pouvoir islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan. Les procureurs d’Ankara accusent les membres et délégués du parti d’avoir accepté des pots-de-vin en échange de leur vote pour élire l’actuel leader du parti, Özgür Özel, à l’issue d’un congrès tenu par le parti en novembre 2023.

Il s’agirait là d’une ultime manœuvre de la part du régime d’Erdogan qui, après avoir fait emprisonner, en mars, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, issu du CHP, pour «corruption», «soutien à l’organisation terroriste PKK», mais aussi «falsification de diplôme universitaire», cherche désormais à mettre à genoux le parti dans son ensemble. «Depuis l’arrestation d’Imamoglu, le pouvoir fait face à une résistance obstinée de la part du Parti républicain du peuple. Il cherche donc à le neutraliser», avance Sinem Adar, sociologue affiliée à l’Institut allemand des affaires internationales.

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La justice pourrait faire annuler l’élection d’Özgür Özel, par le congrès du parti en 2023, et ainsi restituer Kemal Kiliçdaroglu, son ancien leader. Candidat malheureux face à Recep Tayyip Erdogan à la dernière présidentielle de 2023, Kiliçdaroglu ferait figure de rival bien impuissant face au président actuel, tant il est devenu impopulaire dans l’opinion.

Le 2 septembre, déjà, un tribunal de première instance a invalidé la nomination, en 2023, du chef provincial du CHP à Istanbul, jugeant que celle-ci avait été entachée par des «paiements en espèces». Özgür Çelik a ainsi été démis de ses fonctions et remplacé par un «kayyum» (administrateur nommé par l’Etat), Gürsel Tekin, lequel est un ancien chef provincial du CHP à Istanbul, et proche de Kemal Kiliçdaroglu. Tekin a pris ses fonctions au siège du CHP dans la mégapole lundi 8 septembre, escorté par les forces de l’ordre en raison d’un sit-in organisé par plusieurs centaines de manifestants, supporteurs et membres du parti qui s’opposent à sa nomination.

Batailles judiciaires et congrès extraordinaires

«Le Parti républicain du peuple est unifié, la plupart de ses membres soutiennent son leader, Özgür Özel, mais il y a en son sein un petit groupe autour de Kemal Kiliçdaroglu qui se sent exclu et semble vouloir reconquérir le parti, quitte à collaborer avec Erdogan», explique Karabekir Akkoyunlu, politiste à la School of African and Oriental Studies de Londres. Au-delà du clan favorable à Kiliçdaroglu, quelques personnalités du CHP ont, par ailleurs, quitté le parti et rejoint les rangs du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan. C’est le cas d’Özlem Çerçioglu, maire de la ville Aydin, dans l’ouest de la Turquie, qui, menacée de faire l’objet d’une enquête judiciaire par des officiels de l’AKP, s’est ralliée à eux en août.

Cherchant à assurer sa survie, la direction du CHP tente, tant bien que mal, d’exploiter toutes les failles institutionnelles et juridiques à sa disposition. Quelques jours après le procès, prévu ce lundi 15 septembre, le parti va tenir un congrès extraordinaire le 21 septembre à Ankara, afin de reconduire Özgür Özel à la tête du parti, si les tribunaux venaient à le destituer. Selon le même principe, un autre congrès est prévu à Istanbul, le 24 septembre, dans le but de restituer Özgür Çelik comme chef provincial du parti. L’opposition a obtenu une petite victoire, jeudi 11 septembre, lorsqu’un tribunal d’Ankara s’est prononcé en faveur de son rétablissement.

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La direction du parti insiste, par ailleurs, sur le fait que juridiquement les tribunaux de première instance n’ont pas l’autorité de statuer sur les questions électorales, qui relèvent de la compétence du Conseil électoral supérieur, soit la plus haute institution judiciaire qui supervise les élections et, qu’à ce titre, elle ne reconnaîtrait pas ses décisions.

Manque d’alliés

Özgür Özel prévoit d’organiser d’importantes mobilisations pour s’opposer aux décisions des tribunaux, dans la continuité de celles de ses six derniers mois qui contestaient l’arrestation du maire d’Istanbul. S’adressant au Financial Times la semaine dernière, le chef du parti a prévenu qu’il pourrait recourir à des «actions de désobéissance civile pacifiques, mais très efficaces, qui paralyseront la vie en Turquie», laissant entendre que des foules, «non pas de millions de personnes», mais de «dizaines de millions de personnes», pourraient se rassembler.

«Jusqu’ici, le CHP est parvenu à poursuivre la mobilisation via d’importants rassemblements, s’abstenant d’appeler à un véritable soulèvement populaire, pointe Karabekir Akkoyunlu. C’est une stratégie risquée, qui pourrait déclencher de nouvelles poursuites judiciaires.»

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D’autant que le parti paraît isolé. Au-delà de sa propre base, il ne bénéficie du soutien que des petits partis de gauche. D’autres figures majeures de l’opposition, à l’instar du chef du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, incarcéré depuis 1999, et du leader d’extrême droite, Ümit Özdag, tout juste libéré de prison et en attente des suites de son procès, appellent le CHP à faire preuve de retenue et à ne pas inciter les citoyens à descendre dans la rue. Et, bien que les coprésidents du parti pro-Kurde DEM aient apporté leur soutien à Özgür Özel, ceux-ci s’abstiennent de s’engager pleinement en sa faveur, afin de ne pas fragiliser le processus de paix entamé entre le mouvement kurde et l’Etat turc au printemps.

«Un autre défi réside dans le fait que les manifestants craignent de faire l’objet de poursuites judiciaires, pointe Sinem Adar. Le Parti républicain du peuple est confronté à une guerre juridique intense et manque d’alliés, face à un régime qui, pour l’instant, semble tenir bon.»

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