En Turquie, une militante féministe retire le voile qu’elle portait depuis des décennies/Nicolas Bourcier / LE MONDE

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Le Monde, le 24 septembre 2025

Journaliste, historienne, musulmane pratiquante, Berrin Sönmez a décidé de renoncer au port du foulard en protestation à un sermon officiel consacré à la « pudeur » et la « décence ».

« Je jette mon voile aux pieds du gouvernement et des instances religieuses » : c’est avec cette phrase couperet que la militante turque pour les droits des femmes Berrin Sönmez s’est dévoilée au cœur de l’été 2025. Musulmane pratiquante, journaliste et historienne installée à Ankara, elle portait le foulard depuis des décennies.

Son renoncement est un signe de protestation, « un acte de résistance personnel », comme elle le dit elle-même, qui fait suite à un sermon controversé prononcé le 1er août lors de la grande prière du vendredi et diffusée dans les 90 000 mosquées affiliées au Diyanet, l’organisme public chargé d’encadrer le culte en Turquie. Ce geste, elle l’a explicité dans un long texte, très personnel, très argumenté aussi, publié deux jours après ledit prêche sur le site d’information Medyascope.

Jointe par téléphone, Berrin Sönmez rappelle qu’elle s’était toujours juré de retirer son voile si celui-ci devenait obligatoire. « Aujourd’hui, le danger se profile, affirme-t-elle. En l’enlevant, je leur dis de ne pas aller plus loin : une femme de 64 ans, aux cheveux blancs, a jeté son foulard, réfléchissez-y, comprenez la signification de tout cela et revenez en arrière. »

Le sermon en question, hutbe (« recommandation ») en turc, était consacré à la « pudeur » et la « décence ». Il énonce que les femmes ne doivent pas exhiber leurs charmes et qu’il est interdit de porter des vêtements qui ne couvrent pas le corps ou qui soulignent la silhouette. Selon la traduction du Diyanet, les vêtements trop suggestifs ne sont pas une question de style ou d’image, mais une violation des commandements de Dieu. Il est précisé que « se présenter en public ou dans des lieux officiels dans des vêtements inappropriés constitue un défi même pour les règles de bienséance les plus élémentaires ». Quiconque garde le silence face à cette « décadence de la morale et des bonnes mœurs » se rend complice.

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« Ils ont triché »

Pour Berrin Sönmez, c’est surtout la référence aux « lieux officiels » qui l’a poussée à agir. La Turquie est un pays laïc où l’Etat et la religion sont séparés par la Constitution. Avant que l’actuel président Recep Tayyip Erdogan et sa formation, le Parti de la justice et du développement, l’AKP, arrivent au pouvoir il y a vingt-trois ans, les femmes portant le voile étaient défavorisées : elles n’avaient pas accès aux universités, ni aux postes de la fonction publique ni aux institutions de l’Etat. Erdogan a levé, au fil des années, ces interdictions.

Alors doctorante, Berrin Sönmez elle-même a dû retirer son voile à la faculté après le coup d’Etat militaire de 1980. Vingt-deux ans plus tard, lorsqu’Erdogan crée sa formation politique, elle vote pour lui : « Au départ, lui et son parti incarnaient un espoir pour les droits. Ils ont joué le jeu de la démocratie, ils sont allés à Bruxelles, ils ont fait passer des lois contre les violences faites aux femmes, ils ont accepté de signer la convention d’Istanbul… Mais ils ont triché. Ils se sont retirés de la convention, ils n’ont appliqué aucune des règles qu’ils avaient fait passer. » La tentative de coup d’Etat raté de 2015 et la répression qui s’ensuivit n’ont fait, selon elle, qu’accélérer « l’agenda politique qu’ils avaient depuis le début ».

Pour la journaliste, la pression exercée sur les femmes dans les administrations, mais aussi dans le secteur privé, n’a depuis cessé d’augmenter. Des salariées lui ont rapporté qu’elles avaient été licenciées parce qu’elles ne portaient pas le voile. « Une directrice adjointe d’une société publique a expliqué qu’un de ses collègues lui avait fait comprendre qu’elle resterait adjointe parce qu’elle n’était pas couverte. »

Berrin Sönmez ne pense pas qu’il s’agisse de cas isolés. Depuis l’introduction du système présidentiel en 2018, les fonctionnaires turcs n’agissent plus de manière indépendante. Tout est lié au pouvoir central, explique-t-elle, de sorte que les autorités religieuses n’expriment que ce que le gouvernement souhaite mettre en œuvre.

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« Phallocentrique, patriarcal et dogmatique »

Créée en 1924 par le fondateur de la République, Mustafa Kemal dit Atatürk (1881-1938), le Diyanet avait pour but d’organiser et de contrôler la religion musulmane. L’organisme est devenu ces dernières années un puissant instrument d’ingénierie sociale aux mains du pouvoir islamo-conservateur, déterminé à façonner « une génération pieuse ». Depuis 2018, l’autorité religieuse est directement subordonnée au président. Le Diyanet dispose d’un budget colossal, dépassant celui de nombreux ministères. Rien que cette année, il s’établissait en janvier à 130 milliards de livres turques (2,67 milliards d’euros). Le remplacement, mercredi 17 septembre, de son président, Ali Erbas, par le mufti d’Istanbul, Safi Arpagus, ne devrait rien changer.

« On pourrait croire que le sermon du 1er août a été préparé par des personnes sans aucune connaissance religieuse – c’est consternant, poursuit Berrin Sönmez. Le Coran utilise des termes philosophiques qui sont profonds et possèdent plusieurs sens. Contrairement au sermon prononcé, la décence et les bonnes manières ne sont pas limitées aux vêtements ni au corps des femmes. L’interprétation du Diyanet est phallocentrique, patriarcale et dogmatique. »

Les critiques ont fusé. Le quotidien islamiste et progouvernemental Yeni Akit a interpellé Berrin Sönmez en titrant : « Vous auriez aussi pu découvrir vos jambes. » Quelques jours plus tard, le Diyanet a émis un nouveau texte dans lequel il critique le fait que des femmes et des hommes se baignent dans la même mer et se retrouvent sur les mêmes plages. Plus récemment, les six jeunes femmes du groupe Manifest ont dû comparaître devant un juge après leur concert à Istanbul, le 6 septembre, pour « actes indécents » et crimes d’« exhibitionnisme ». « Là encore, c’est venu directement de la présidence, assure Berrin Sönmez. C’est un conseiller du président qui s’est fendu d’un message sur les réseaux sociaux pour se plaindre. La justice n’a pas tardé. » La tournée du groupe a été annulée.

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A la toute fin de son texte publié sur Medyascope le 3 août, Berrin Sönmez dit n’attendre ni respect ni approbation de qui que ce soit : « Je fais simplement mes adieux à mon voile parce que je ne veux pas manquer le moment opportun pour réagir. Une personne seule n’a peut-être pas d’importance, mais en tant qu’individu, ma position est claire. Je rejette la voie empruntée par le Diyanet et le pouvoir, la voie de l’oppression. Si vous êtes des oppresseurs, je ne suis pas des vôtres. »

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