La réalisatrice franco-kurde Kudret Günes condamnée au silence en Turquie/Nicolas Bourcier / LE MONDE

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LE MONDE, le 2 octobre 2025

L’autrice de la bande dessinée « La Liberté dans le sang », a été condamnée, en juillet à Ankara, à vingt mois de prison avec sursis pour « apologie du terrorisme ». De retour à Paris, où elle vit depuis quarante ans, elle a accepté de raconter pour la première fois son procès, révélateur de la vague répressive décidée par Erdoğan.

La lecture du jugement a traîné en longueur, une bonne vingtaine de minutes, une éternité d’angoisse, un gouffre sans fond dans lequel Kudret Günes s’est perdue au point qu’il lui faudra du temps, beaucoup de temps, pour retrouver les mots et l’envie de les prononcer. Artiste franco-turque d’origine kurde, âgée de 69 ans, cette documentariste à la voix grave et douce, installée depuis quarante ans en France, est sortie du tribunal d’Ankara, ce mardi 8 juillet, comme percutée par un jugement auquel elle ne s’attendait pas.

Vingt mois de prison avec sursis pour « apologie du terrorisme », assortis d’une mise en garde de la cour contre toute parole intempestive. Comprendre, selon son avocate, « cinq ans de silence ». Une peine qui porte directement atteinte à sa liberté d’expression et illustre, à sa manière, le contexte de plus en plus répressif du pouvoir turc à l’égard des voix discordantes.

Mais reprenons. « Dans l’ordre », comme l’intima le juge après l’arrestation de la réalisatrice à sa descente d’avion, le 27 mai, dans l’aéroport de la capitale turque, sa ville d’enfance. Partie vivre à Paris après le coup d’État militaire de 1980, avec une bourse accordée par le gouvernement français, Kudret Günes obtient la citoyenneté française durant le second septennat de François Mitterrand. Plus tard, elle croisera le chemin de Danielle Mitterrand, très engagée dans la cause kurde. Devenue documentariste, écrivaine et scénariste, elle est, comme elle dit, une militante, une féministe surtout, et une défenseuse du peuple kurde, mais sans affiliation aucune : « Neutre, c’est ma devise. »

Habituée des sujets sensibles

En 2002, elle réalise son deuxième documentaire, celui qui aura le plus d’écho, Leyla Zana, le cri au-delà de la voix étouffée. Il porte sur les combats de cette députée kurde, alors emprisonnée, notamment pour s’être exprimée dans sa langue à la tribune parlementaire turque. Elle sera libérée deux ans plus tard, après une décennie passée derrière les barreaux. Réélue peu après, Leyla Zana sera de nouveau poursuivie pour appartenance à un mouvement terroriste, le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.

Kudret Günes sort en 2010 un autre documentaire, Sur les traces de Bedia, qui raconte comment des femmes militantes kurdes reconstruisent leur vie en France après avoir fui la répression politique en Turquie. Son dernier opus, La Mariée de la pluie, obtient en 2018 le grand prix du meilleur court-métrage au festival du film kurde, à Londres.

Autant de films portant sur des sujets sensibles dans son pays d’origine, mais qui, jusque-là, ne l’avaient jamais mise en difficulté. La réalisatrice se rend au moins une fois par an à Ankara pour voir sa famille. Parfois, elle y fait des repérages pour son travail. Les passages à la douane se passent de la façon la plus banale qui soit.

Et puis, ce 27 mai, tout bascule. La période est particulièrement tendue. L’arrestation, le 19 mars, du principal opposant au président Recep Tayyip Erdoğan, le maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, a provoqué une vague inédite de contestation dans tout le pays, entraînant une multiplication des arrestations et des procédures judiciaires.

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A chaque semaine, ses manifestations et ses procès. Kudret Günes vient, comme à son habitude, visiter ses proches. Mais, ce jour-là, un policier des douanes lui demande de se mettre à l’écart. Pourquoi ? « Vous avez un procès contre vous », lui répond-il sans plus d’explication. S’ensuivent six heures d’attente dans un bureau de l’aéroport.

Ils sont trois à la conduire ensuite en voiture au palais de justice de la capitale. « L’un d’eux sera très gentil avec moi pendant le trajet, glisse-t-elle. Du moins au début. Il me parle de l’histoire de la claque que Brigitte Macron aurait donnée à son mari, cela l’a fait rire. Il a ensuite évoqué des cas de torture en France, précisant qu’en Turquie, on ne torturait pas les gens. J’ai réagi, j’ai même répondu très spontanément, sans me méfier. La discussion s’est envenimée. J’ai compris alors qu’il faisait un lien entre mes films et le mouvement kurde. »

Face-à-face avec le procureur

Arrivée au tribunal, Kudret Günes est installée dans le bureau d’un procureur. Une avocate commise d’office est assise à ses côtés. L’interrogatoire va durer près de quatre heures. Sur la table, un dossier avec sa photo tirée de sa page Facebook. A l’intérieur, des copies d’écran et d’autres photos. « Selon le magistrat, quelqu’un m’avait dénoncée. C’est pourquoi, m’a-t-il dit, ils ont fait une recherche à partir de ma page Facebook. »

Le procureur pose devant elle plusieurs clichés. Certains ont plus de dix ans, et la réalisatrice a du mal à se rappeler les avoir même publiés. La présentation des portraits de sa fille et de sa mère, décédée, la trouble profondément.

D’autres images défilent : un groupe de jeunes femmes kurdes combattant l’Etat islamique à Kobané (Syrie), un texte sur les enfants kurdes écrasés par des chars turcs dans le sud-est de la Turquie, un hommage à Uğur Kaymaz, un enfant kurde de 12 ans, et à son père Ahmet, tués par la police, respectivement de 13 et 8 balles en 2004, devant leur domicile, près de Mardin, dans la même région. Certains de ses posts sont également reproduits.

Au moment de la défaite de l’Etat islamique au Kurdistan syrien, Kudret Günes a écrit : « Les femmes les plus belles du monde ont réussi à sauver le monde des hommes les plus sanguinaires de notre époque. » Le procureur répétera quatre fois la phrase. « Moi je parlais évidemment de Daesh, je ne parlais pas des Turcs, mais il était visiblement très dérangé par mon propos. ».

Deux planches d’une BD, La Liberté dans le sang (Marabulles), sortie en 2024, signée Christophe Girard et dont Kudret a écrit le scénario, sont posées sur la table. L’une d’elles représente l’héroïne, Rojîn, une Franco-Kurde réduite en esclavage en Syrie par l’Etat islamique, en train de sortir de la tristement célèbre prison nᵒ 5 de Diyarbakir. L’autre la montre seule, armée de son fusil.

Arrive le moment où le procureur abat une photo de manifestants portant une affiche avec le portrait de Sakine Cansiz, une des membres fondatrices du PKK assassinée en 2013 à Paris, dans le 10ᵉ arrondissement, avec deux autres militantes kurdes. Kudret Günes nie catégoriquement tout lien avec l’organisation. « Je lui ai répété qu’il s’agissait pour moi de la mort d’une femme, d’une femme kurde, tuée en France, cela n’avait rien à voir avec le fait qu’elle ait été au PKK ou pas. »

Un difficile retour au quotidien

L’interrogatoire prend fin. Le procureur lui signifie qu’elle est libre de partir. A peine sortie du bureau, elle croise le policier de la voiture qui lui intime l’ordre d’attendre. « Vous connaissez Sakine Cansiz, vous savez ce qu’elle a fait. Vous allez voir, vous allez prendre deux à cinq ans », hurle-t-il en entrant chez le procureur.

Dix minutes plus tard, on l’accompagne devant un juge qui lui repose les mêmes questions, avec les mêmes photos sorties du même dossier. Elle réfute tout lien avec une quelconque organisation, répète qu’elle ne connaît ni Uğur Kaymaz, ni la militante du PKK.

Il est tard. Le juge la laisse partir, avec l’obligation de se présenter deux fois par semaine au commissariat avant le jugement. Ce qu’elle fera pendant un mois et demi, installée chez sa sœur, chaque jour un peu plus pétrie d’inquiétude. Après le jugement, elle restera encore quelque temps à Ankara. « Pour me reposer, réfléchir à tout ça, essayer de me remettre à travailler. »

En venant en Turquie, elle envisageait de faire des repérages pour un projet sur les crimes d’honneur dans les familles kurdes du sud-est du pays. Elle ne s’y est pas rendue. De retour à Paris, elle dit seulement qu’elle a encore besoin de se reposer. Du moins, encore un certain temps.

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Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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