L’achat pour une valeur de 9 milliards d’euros de 20 avions Eurofighter à Londres et les déclarations du chancelier allemand sur une coopération sécuritaire « plus étroite », lors de sa visite en Turquie, signent le retour en grâce d’un pays aux prises avec une situation démocratique dégradée.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a de quoi se réjouir. Alors que les autorités d’Ankara entraînent, jour après jour, la Turquie dans une dérive autoritaire où la criminalisation guette à chaque instant toute voix d’opposition, le chef de l’Etat a reçu coup sur coup ses homologues britannique et allemand sans qu’on ait entendu une seule fois une remarque de ses hôtes sur la dégradation démocratique du pays. Mieux, en moins d’une semaine, Keir Starmer et Friedrich Merz ont érigé, chacun à leur manière, la deuxième puissance de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en matière d’effectifs en nouveau partenaire militaire privilégié, indispensable non seulement pour défendre le flanc sud-est de l’Europe, mais aussi pour contenir les crises régionales.
Lundi, le premier ministre britannique a signé, dans la capitale turque, un accord de vente d’une valeur de 9 milliards d’euros de 20 avions de chasse Eurofighter de type Typhoon destinés à moderniser la flotte turque. Et, jeudi 30 octobre, ce fut au tour du chancelier allemand de venir concrétiser en grande pompe une coopération « plus étroite dans le domaine des politiques de sécurité ». Friedrich Merz ajoute même vouloir « voir la Turquie dans l’Union européenne [UE] ».
Il y a deux semaines, lors de sa première visite à Ankara, le ministre des affaires étrangères allemand, Johann Wadephul, avait de fait laissé entendre que Berlin souhaitait mettre l’accent sur les points communs plutôt que sur les divergences. Il avait déclaré que la Turquie était « un partenaire stratégique dans tous les domaines de notre politique étrangère et un bon ami ». « Nous voulons globalement un programme positif », a-t-il ajouté.
Approche pragmatique
Dès sa prise de fonctions comme chancelier, en mai, Friedrich Merz n’avait laissé aucun doute sur son intention de redéfinir les rapports de l’Allemagne avec Ankara. « La Turquie protège une zone du territoire de l’OTAN dont l’importance stratégique ne saurait être sous-estimée. C’est pourquoi la Turquie est pour nous un partenaire extrêmement précieux et important au sein de l’OTAN », avait-il déclaré lors d’une conférence de presse, ajoutant qu’il ferait « tout ce qui était en [son] pouvoir pour renforcer ce partenariat ».
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Difficile d’assumer plus clairement la nouvelle approche pragmatique de Berlin envers Ankara, après des années de tensions durant lesquelles l’Allemagne exprimait ouvertement ses inquiétudes sur l’agressivité militaire du régime turc en Méditerranée, les atteintes aux libertés et la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan. Signe de l’investissement personnel du chancelier dans la redéfinition de cette relation, c’est la première fois que Friedrich Merz voyage accompagné de son épouse, Charlotte, lors d’une visite bilatérale.

Ce n’est pas non plus un hasard si la question des avions de combat Eurofighter, sur lesquels l’Allemagne dispose d’un droit de veto concernant les exportations en tant que coconstructeur, a été levée juste avant l’arrivée de Friedrich Merz. Ces avions servent à la « défense collective » de l’OTAN, a expliqué Berlin avant le voyage, rompant ainsi avec une position longtemps défendue, consistant à refuser toute livraison d’armement à une puissance non démocratique ou en conflit ouvert.
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Désormais, Berlin souhaite même qu’Ankara participe au programme européen d’armement SAFE, malgré les résistances d’Athènes. Le chancelier est conscient que le président turc a accumulé des leviers d’influence considérables dans tous les dossiers les plus sensibles de la politique allemande : Gaza, l’Ukraine, la sécurité orientale de l’OTAN, mais aussi la question politiquement très sensible des migrants venus de Syrie, alors qu’Ankara joue, depuis 2016, un rôle de garde-frontière de l’Europe.
Les questions commerciales devraient également permettre de graisser les rouages, tandis que l’industrie allemande cherche des marchés alternatifs à la Chine et aux Etats-Unis. Lors de sa visite en Turquie, Johann Wadephul s’était d’ailleurs déclaré en faveur d’avancées concrètes pour faciliter les échanges avec l’UE : « Nous voulons une actualisation de l’union douanière. Nous voulons une libéralisation des visas. Nous voulons un agenda positif. »
Accord de vente des Eurofighter
C’est sous ce même signe de la realpolitik que s’est déroulée la visite de Keir Starmer à Ankara. Venu signer l’accord de vente des Eurofighter, le dirigeant travailliste s’est gardé d’évoquer le cas du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, incarcéré depuis mars, bien que son arrivée en Turquie coïncidait avec une audition au tribunal de cet opposant politique au président Erdogan. Le Britannique n’a pas non plus critiqué la dérive autocratique du dirigeant turc, préférant saluer un « jour historique » pour les deux pays. Londres a insisté, lundi soir, sur les « 20 000 emplois sécurisés » par la vente des Typhoon, dont un tiers de la fabrication et de l’assemblage s’effectue dans des usines britanniques, entre Edimbourg, Bristol et Warton, dans le Lancashire.
Au lendemain de son retour, Keir Starmer s’est rendu dans l’usine BAE Systems de Warton, qui emploie 6 000 personnes et n’avait pas reçu de nouvelles commandes depuis 2017. « Hier, nous avons signé cet accord, car vous êtes exceptionnels, car grâce à vous nous avons gagné ce marché contre d’autres pays qui étaient en compétition », a-t-il assuré. Le dirigeant a ajouté espérer que la livraison des 20 avions « ne sera pas une commande ponctuelle », Ankara ayant évoqué l’achat de 40 Eurofighter Typhoon.
En fin de visite, jeudi, lors de la conférence de presse accordée au palais présidentiel d’Ankara, un journaliste allemand a posé une question sur le sort de l’opposant Ekrem Imamoglu. Le chancelier Merz a dit avoir « fait part de [sa] préoccupation ». Le président turc a tenu à expliquer plus longuement : « Quelle que soit votre position, si vous bafouez l’Etat de droit, les autorités judiciaires, dans un Etat de droit, doivent prendre les mesures nécessaires. »
Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant), Cécile Boutelet (Berlin, correspondance) et Cécile Ducourtieux (Londres, correspondante)

