A Washington, le président syrien, Ahmed Al-Charaa, confirme sa mue politique et son rapprochement avec les Etats-Unis /Hélène Sallon et Piotre Smolar/LE MONDE

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Le Monde, le 11 novembre, 2025
L’ancien djihadiste, qui a été détenu par l’armée américaine en Irak, a été reçu par Donald Trump. De la Maison Blanche à Fox News, en passant par le Congrès, il a défendu la levée définitive des sanctions pesant encore contre son pays.

Ahmed Al-Charaa n’a pas eu le droit à l’entrée principale de la Maison Blanche et aux échanges diplomatiques chaleureux devant les caméras. Il est passé par une porte latérale, à l’abri des regards. Le symbole n’en est pas pour autant dévalué. Un ancien djihadiste, qui fut détenu par l’armée américaine en Irak, a été reçu avec les honneurs à la Maison Blanche. Des photos prises dans le bureau Ovale ont témoigné d’une ambiance décontractée. En ce lundi 10 novembre, cette visite était lourde d’enseignements sur les bouleversements survenus au Moyen-Orient depuis deux ans. Elle dit l’accélération brutale d’un destin, celui du président de transition syrien, Ahmed Al-Charaa, et celui de son pays, muant de paria en allié.

Le qualifiant d’« homme dur » et de « leader fort », Donald Trump a expliqué, lundi après-midi, qu’Ahmed Al-Charaa pouvait conduire son pays au succès. « Si vous regardez la Syrie sur des années, ils avaient des médecins, des avocats, ils avaient tellement d’esprits brillants, et c’est un lieu incroyable avec des personnes formidables. Et nous voulons que la Syrie ait du succès comme le reste du Moyen-Orient. Nous avons donc confiance qu’il sera en mesure d’accomplir ce travail. »

Il y a un an, les Etats-Unis promettaient une récompense de 10 millions de dollars pour la neutralisation de celui qui était encoreconnu sous son nom de guerre, Abou Mohammed Al-Joulani. Le président de transition, lundi, s’est livré à un bain de foule devant des partisans, à proximité de la Maison Blanche, et a été invité en plateau sur Fox News. Son engagement djihadiste ? « Une question du passé », a-t-il dit, précisant que Donald Trump lui avait offert une casquette rouge MAGA (« Make America Great Again »).

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Clé de la stabilité régionale

Les deux hommes s’étaient rencontrés une première fois à Riyad, en mai, lors de la tournée régionale de Donald Trump, à l’initiative du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman. Celui-ci, attendu le 18 novembre à la Maison Blanche, promeut activement le nouveau dirigeant syrien sur la scène internationale, faisant de la fin de l’isolement de la Syrie la clé de la stabilité régionale. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, était intervenu par téléphone au cours de la rencontre. Donald Trump cultive d’excellentes relations avec lui, le considérant comme le premier parrain du nouveau gouvernement à Damas.

M. Trump avait alors démontré la souplesse de son approche du Moyen-Orient, ne se sentant prisonnier ni d’alliances traditionnelles, ni d’hostilités enracinées. Malgré les fortes résistances d’une partie de la base MAGA, pour laquelle il n’existe pas d’ancien djihadiste, la Maison Blanche a saisi l’occasion qu’offrait la fin de la dictature du clan Al-Assad en Syrie, survenue en décembre 2024.

L’arrivée au pouvoir d’Al-Charaa, désireux de renforcer son partenariat avec les Etats-Unis, la Turquie et les pays du Golfe, offre l’opportunité d’un rééquilibrage régional, en sortant la Syrie de l’axe iranien et du giron russe. Les Etats-Unis avaient alors suspendu une partie des sanctions en vigueur contre la Syrie, pour donner une chance aux nouvelles autorités.

Le président Al-Charaa a confirmé la recherche d’un accord en vue de l’adhésion de son pays à la coalition internationale contre l’organisation Etat islamique (EI). « L’accord est politique et ne contient pas, jusqu’à présent, de dimension militaire », a précisé le ministre de l’information syrien, Hamza Al-Mustafa. La Syrie deviendrait ainsi le 90ᵉ pays à rejoindre cette alliance formée par les Etats-Unis en 2014, lorsque le groupe djihadiste s’était emparé d’un tiers de l’Irak et de la Syrie.

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Coopération opérationnelle

Cette perspective formaliserait une réalité déjà claire sur le terrain, depuis des mois : celle d’une coopération opérationnelle avec les forces américaines contre les cellules djihadistes cherchant à profiter des vulnérabilités de Damas, dans l’ère post Assad. Une vidéo l’a illustrée ces jours derniers : celle du président syrien, en chemise cravate, jouant au basket, décontracté, avec l’amiral Brad Cooper, chef du commandement central (CentCom) de l’armée américaine.

La Turquie a été conviée en garant des accords conclus entre les présidents Trump et Al-Charaa. Une réunion de travail s’est tenue à la Maison Blanche entre les chefs de la diplomatie syrienne, Asaad Hassan Al-Chibani, turque, Hakan Fidan, et américaine, Marco Rubio. Les deux parties se sont engagées à poursuivre la mise en œuvre de l’accord du 10 mars pour l’intégration politique et militaire des forces kurdes, qui administrent le Nord-Est syrien, au sein du nouvel Etat. Le secrétaire d’Etat américain a insisté sur la conclusion d’un accord de sécurité avec Israël. L’Etat hébreu aimerait disposer d’une marge de manœuvre militaire dans le sud de la Syrie, comme au Liban. Il est poussé par les Etats-Unis à trouver un modus operandi convenable avec le nouveau gouvernement syrien.

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Dans son entretien à Fox News, Ahmed Al-Charaa a écarté dans l’immédiat l’hypothèse d’une entrée dans les accords d’Abraham, organisant la normalisation entre les pays arabes et Israël, rappelant que ce pays occupait le plateau frontalier du Golan, dont seuls les Etats-Unis ont reconnu l’annexion. M. Trump veut relancer ce processus de normalisation, lancé sous son premier mandat et gelé par l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, puis la guerre à Gaza. L’entrée éventuelle de la Syrie et de l’Arabie saoudite représenterait des victoires diplomatiques spectaculaires, à la fois pour Israël et l’administration américaine. Mais elles semblent très éloignées à ce stade, faute de perspective politique crédible pour les Palestiniens.

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Levée des sanctions et investissements

En préalable à la visite du président syrien à la Maison Blanche, l’administration Trump avait obtenu, le 6 novembre, du Conseil de sécurité des Nations unies qu’il lève les sanctions liées au terrorisme visant Ahmed Al-Charaa et son ministre de l’intérieur, Anas Khattab. Cela a permis au département d’Etat de retirer le président syrien de la liste des terroristes, estimant que le gouvernement syrien « travaille dur pour localiser les Américains disparus, tenir ses engagements dans la lutte contre le terrorisme et les drogues, éliminer les restes des armes chimiques, promouvoir la sécurité et la stabilité régionales ainsi qu’un processus politique inclusif entièrement contrôlé et dirigé par des Syriens. »

A Washington, Ahmed Al-Charaa est venu plaider pour la levée des sanctions les plus sévères, celles imposées à tout pays commerçant avec Damas, dans le cadre de la loi César (« Caesar Syria Civilian Protection Act ») en 2019, du nom d’un lanceur d’alerte ayant collecté des milliers de photos de victimes du régime Assad.

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En dépit de leur suspension par l’administration Trump, reconduite pour six mois, lundi, à l’exception des transactions concernant l’Iran et la Russie, ces sanctions empêchent la concrétisation des milliards de dollars d’investissements promis, notamment par les pays du Golfe, pour la reconstruction de la Syrie après quatorze années de guerre. Elles entravent la relance de l’économie, dans un pays où les deux tiers de la population – environ 25 millions de personnes – ont besoin d’assistance humanitaire.

Dimanche soir, à l’initiative de Tarek et Jasmine Naamou, un couple syro-américain de Floride qui œuvre au rapprochement entre les Etats-Unis et la Syrie, M. Al-Charaa a rencontré le président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, le républicain Brian Mast (Floride). Ce dernier est présenté, avec le sénateur républicain Lindsey Graham (Caroline du Sud), comme l’un des principaux opposants à la levée définitive des sanctions américaines sur la Syrie.

Brian Mast, pro-israélien et vétéran de l’armée américaine, qui a perdu ses deux jambes en opération en Afghanistan, en 2010, a confirmé la rencontre dans un communiqué, et a précisé qu’il avait demandé au visiteur pourquoi ils n’étaient plus ennemis. « Sa réponse a été qu’il voulait “se libérer du passé” », a-t-il précisé, sans dire s’il levait ses réticences à propos de la fin des sanctions sur la Syrie. Le président Trump s’est engagé auprès de M. Al-Charaa à user de son influence auprès du Congrès pour qu’il vote leur levée définitive, alors que les deux hommes ont exploré les opportunités d’investissements américains en Syrie.

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Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante) et Piotr Smolar (Washington, correspondant)

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