Au-delà de situations régionales très inégales, il est une constante : la Turquie apparaît au carrefour de quasi toutes les questions importantes pour Washington et Bruxelles sur les grands conflits du moment. A la Maison Blanche, lors d’un tête-à-tête, le 25 septembre, avec le président turc, Donald Trump a loué, entre autres flagorneries, l’action de Recep Tayyip Erdogan en Syrie, la qualifiant de « victoire ».
Lors du sommet diplomatique sur Gaza à Charm El-Cheikh (Egypte), le 13 octobre, le chancelier allemand, Friedrich Merz, s’est dit reconnaissant du rôle joué par la Turquie. Et, le 25 novembre, le président français, Emmanuel Macron, a promptement inclus les soldats turcs aux côtés des unités françaises et britanniques dans la nouvelle force opérationnelle conjointe qui serait déployée en Ukraine après un éventuel accord de paix avec la Russie.
Même le nouveau pape, Léon XIV, le 27 novembre, à Ankara, en ouverture de son premier voyage à l’étranger, a exhorté M. Erdogan à « être un facteur de stabilité et de rapprochement entre les peuples, au service d’une paix juste et durable ». Rien de moins.
Géopolitiquement centrale
A écouter les grands de ce monde, le temps semble loin, très loin, où la Turquie était sous-estimée. Fini les blagues sur la diplomatie du pays et la doctrine développée dans les années 2000 par l’ancien ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu, appelée « zéro problème avec les voisins », qui s’était transformée en formule moqueuse, « zéro voisin sans problème », en raison de la multiplication des tensions aux frontières. Aujourd’hui, c’est bien la carte de l’apaisement qui prévaut, au moins depuis le début de la guerre en Ukraine.
Lire aussi | Le « zéro problème avec les voisins » de la diplomatie turque a fait long feu
Ce rétablissement diplomatique spectaculaire pose la Turquie davantage en faiseuse de paix qu’en fauteuse de guerre. Si Recep Tayyip Erdogan s’était isolé dans une forme d’« expansionnisme paranoïaque après 2016 », année marquée par une tentative de coup d’Etat, selon la formule de Dorothée Schmid, chercheuse à l’Institut français des relations internationales, on assiste bel et bien au retour des fondamentaux du soft power turc, ceux d’une Turquie géopolitiquement centrale. Avec le paradoxe d’un président qui emprisonne son principal rival à Istanbul, dirige une économie en difficulté et fortement dépendante de l’Europe, mais qui est devenu indispensable à ces mêmes Européens sur l’échiquier international.
Cette influence découle d’une diplomatie transactionnelle, avec ses risques, ses désenchantements et ses petits calculs politiciens. Mais qui opère avec constance. Pour cela, elle s’appuie sur des relations de longue date, comme l’amitié qu’entretient le président turc avec certains dirigeants du Hamas. Elle procède également de circonstances historiques favorables, telles que la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie ou le retour de l’administration Trump aux affaires, bien plus amène à l’égard d’Ankara que les démocrates.
Elle tient aussi à l’habileté dont le président turc fait preuve depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, avec sa politique étrangère pendulaire envers Kiev et Moscou, ou encore à sa compréhension précoce de l’importance d’une politique d’armement nationale axée sur les munitions et les drones.
La force du président Erdogan tient aujourd’hui à ce que les Européens ont négligé pendant des années : une capacité stratégique autonome soutenue par sa propre industrie de défense. En d’autres termes, une patiente politique de petits pas, menée sur des dossiers concrets, approche efficace dans un monde où l’ambiguïté stratégique est reine.
A lire aussi :La guerre en Ukraine, vitrine du drone turc Bayraktar ?
Ainsi, lorsque Paris et Londres demandent à Ankara de participer à une mission de maintien de la paix dans le cadre des garanties de sécurité pour l’Ukraine, le gouvernement turc ne dit pas non, mais exige des garanties préalables : « Tout d’abord, un cessez-le-feu doit être établi entre la Russie et l’Ukraine, a taclé le ministre de la défense, Yasar Güler, le 27 novembre, en réponse à l’invitation de M. Macron. Ensuite, un cadre de mission doit être défini avec un mandat clair, et la contribution de chaque pays doit être déterminée. » Rien qui puisse fragiliser les équilibres acquis ces dernières années.
Rôle de médiation
Certes, Ankara a peut-être été échaudé par le refus catégorique d’Israël d’intégrer un éventuel contingent militaire turc dans une force internationale déployée pour assurer la sécurité à Gaza – et ce malgré les pressions américaines. Mais sa prudence sur le dossier ukrainien trouve son origine précisément dans son positionnement ambivalent. Malgré l’entente cordiale affichée avec son « ami » Poutine et sa dépendance énergétique envers Moscou (45 % de l’approvisionnement turc en gaz provient de la Russie et près de la moitié de son pétrole), le président Erdogan est parvenu à rester l’un des plus grands soutiens de l’Ukraine.
Lire la chronique : Le drone turc qui galvanise la résistance ukrainienne
Le grignotage russe du pourtour de la mer Noire, l’accaparement de l’Abkhazie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014, puis l’attaque contre l’Ukraine en février 2022, ont été perçus à Ankara comme autant d’atteintes à la stabilité de la région. Contrairement aux nations européennes qui ont hésité à soutenir Kiev dans les premiers jours de l’invasion, Ankara a agi de manière décisive. Son envoi de drones a permis à la Turquie d’influencer la guerre sans engagement militaire direct. En armant ainsi l’Ukraine d’une main et en traitant avec la Russie de l’autre, la Turquie a utilisé son levier stratégique à bon escient, en réussissant même à tenir un rôle de médiation.
Si la collaboration au sein des « forces de réassurance » en Ukraine se concrétise aux côtés des unités françaises et britanniques, elle marquera une étape importante dans l’évolution des relations entre la Turquie et ses partenaires européens que le président Erdogan a appelée, à plusieurs reprises, de ses vœux. Encore en mars, à Ankara, il avait déclaré : « La sécurité européenne est impensable sans la Turquie. »
