Fehim Tastekin « Les Tcherkesses de Syrie, face aux portes closes du Caucase »

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Gazete Duvar, 20 mai 2021, traduction: Renaud Soler

            Une ligne de collines à l’horizon. Au nord, le sommet enneigé de la montagne du Cheikh [Mont Hermon], lointaine et inaccessible. La fonte de ses neiges alimente en eau les terres occupées par Israël. Avant d’aborder ses flancs, on passe par des terres volcaniques, des pierrières rouges. Comme des restes de laves crachées par l’enfer. J’arrive dans les environs de Kuneitra, région des Tcherkesses de Syrie. Sur le siège avant, les yeux d’Anas brillent. Sa barbe sale, il se tient parfaitement droit, comme s’il se préparait au combat. Sa kalachnikov est appuyée à des roquettes, il inspecte les alentours. Il se retourne et m’interroge en tcherkesse. Je souris, et réponds : « Je ne parle pas tcherkesse ». Il le sait, mais il demande quand même, peut-être qu’un ou deux mots sortiront.

            C’est une guerre épuisante, une guerre sans fin que les Tcherkesses laissaient derrière eux, quand ils furent chassés du Caucase, terre foulée aux pieds par l’occupant russe. La dernière guerre de conquête du Caucase dura entre 1817 et 1864. À la fin du conflit, seuls 10% de la population d’origine demeura sur place. 1,5 million de Tcherkesses empruntèrent les chemins de l’exil. La bande côtière le long de la mer Noire fut entièrement vidée de ses habitants. Un tiers mourut sur les chemins de la déportation. La guerre ne les a jamais quittés, d’un front de l’Empire ottoman à l’autre, des Balkans au Moyen-Orient, de Çanakkale à Kars, d’Alep à Tripoli de Libye. Ils étaient des guerriers, ils étaient précieux, une arme inestimable pour l’Empire sur le recul.

            Bien des années ont passé depuis l’exode de 1864. Et de nouveau, en 2011, la guerre les rattrape en Syrie, à Kuneitra, Hama, Homs. Combien d’années écoulées depuis 1967, quand l’occupation israélienne du Golan les avait chassés de leurs villages ? Combien d’exils ? Du Caucase à l’Anatolie, dans les Balkans, en Syrie… Comme si on leur avait dit : « chaque génération goûtera à la guerre ». Comme Anas : lui et sa famille ont été chassés de chez eux par le Front al-Nusra et d’autres groupes djihadistes.

            Les Tcherkesses appellent l’exil de 1864 leur « Hégire », comme pour signifier une émigration bénie après avoir tout perdu. Ce n’était pourtant ni une Hégire, ni une émigration : ce qu’ils vécurent ne peut se qualifier autrement que de génocide et de déportation.

            Dans la petite maison de Kuneitra, dont les fenêtres sont obstruées par du plastique après que les bombes ont fait exploser les vitres, on discute e deux guerres : celle où leur patrie leur fut enlevée, dont le souvenir se fait d’autant plus lancinant que la culture tcherkesse s’éteint lentement ; et celle qui déchire la Syrie depuis 2011. Je parle de Kuneitra par abus de langage, tant la ville fait corps avec les Tcherkesses. Nous sommes en réalité à Madinat al-Baath, la ville nouvelle au nom du parti Baath, construite après la perte de Kuneitra, qui s’étend, dans le no man’s land, comme un musée miné des guerres avec Israël.

            Il y a 13 villages tcherkesses sur les hauteurs du Golan. La majorité a été conquise par Israël lors de la guerre des Six-Jours. Il n’est resté que quelques villages comme Bir Ajam, Brayka et Mudariye, dont le Front al-Nusra s’est emparé en 2012. Les habitants ont fui à Damas, vers la Jordanie ou la Turquie.

            Quand les Tcherkesses ont été chassés une seconde fois de chez eux, leur patrie d’origine aurait dû s’offrir à eux. Les Tcherkesses vivent en effet dans trois sujets de la Fédération de Russie :  l’Adyguée où ils représentent 23% de la population, la Karatchaïévo-Tcherkessie où ils en représentent 11% et la Kabardino-Balkarie, où ils sont 57,2%, pour un total d’environ 800 000 personnes. Et juste à côté, la république d’Abkhazie [qui a déclarée son indépendance en 1992, reconnue par la Russie en 2014. Pour les puissances occidentales, l’Abkhazie fait partie de la Géorgie, en tant que république autonome]. Mais pour les Russes, les Tcherkesses sont des touristes ou des réfugiés, au mieux des résidents temporaires ou permanents, s’ils remplissent les conditions strictes qui leur sont fixées.

            Le Caucase est un espace complexe pour la Russie, qui ne voit pas d’un bon œil le retour des Tcherkesses, alors même que la Fédération encourage très fortement le retour des Russes établis à l’étranger. Seulement 3 000 Tcherkesses ont pu franchir les barrières légales et extra-légales et revenir dans le Caucase. Une partie n’a pas réussi à surmonter tous les problèmes, a rebroussé chemin ou pris celui de l’Europe.

            D’après les informations que j’ai pu obtenir de sources locales, l’ONG tcherkesse Perit, active dans la république de Kabardino-Balkarie, a pu fournir des invitations à 1 400 Tcherkesses. Entre 300 et 400 se sont installés dans les deux autres républiques d’Adyguée et de Karatchaïévo-Tcherkessie. Dans les années 1990, 700 Tcherkesses syriens avaient obtenu un passeport russe par l’intermédiaire des consulats d’Alep et de Damas. 150 à 200 ont émigré en Russie avant la guerre, 200 à 250 après le déclenchement des hostilités. En tout, 1 000 à 1 100 Tcherkesses syriens sont arrivés en Adyguée, 900 à 1 200 en Kabardino-Balkarie. Avant la guerre, 1 200 à 1 300 personnes ont émigré vers d’Adyguée et la Kabardino-Balkarie. Sans le soutien des administrations locales et des ONG, les Tcherkesses syriens n’auraient jamais pu recevoir de titres de séjour de courte ou de longue durée.

            Pour les Tcherkesses, rentrer dans leur patrie caucasienne est plus difficile que de se réfugier dans un autre pays. Non seulement l’obtention d’un titre de séjour, mais aussi sa prolongation, sont très difficiles. Obtenir les pièces nécessaires des administrations syriennes est un parcours du combattant, long et coûteux. Après 5 ans d’établissement, il est possible de demander la nationalité russe, mais il faut pour cela réussir un test de langue et de littérature russes, même si la langue officielle des trois républiques autonomes est l’adyguéen (la langue tcherkesse). Depuis deux ans, le processus s’est quelque peu accéléré. Depuis 2012, environ un quart des demandeurs obtient la nationalité. Les délais de réponse, les refus de prolongement, les interdictions d’exercer une activité professionnelles, le flou des procédures : la Russie fait tout pour que les Tcherkesses de Syrie comprennent qu’ils sont indésirables.

            Le fait que la Russie combatte aux côtés de la Syrie ne facilite pas, du reste, un accueil généreux des réfugiés tcherkesses syriens.

            En janvier 2017, j’ai été témoin de la douleur de disparaître, de la douleur du retour, dans les maisons tcherkesses où j’étais hébergé, sous les obus. Les Tcherkesses de Syrie et de Jordanie ont pourtant mieux préservé que d’autres leurs langues et leur culture. Nous sommes chez Zuhayr Wajjukh, ingénieur agricole. Sa femme Falak raconte : « Je suis Kabarde, mon mari est Shapsugh. Nous comprenons nos dialectes respectifs, mais nous sommes la dernière génération à parler tcherkesse (adyguéen). Notre fille Nansi connaît des chansons en tcherkesse, mais ne peut pas parler. Nous parlons arabe à la maison. Jusqu’à ce que les enfants aillent à l’école, ils pouvaient parler et comprendre le tcherkesse. Ils ont appris l’arabe à l’école, et nous avons commencé à parler arabe à la maison. C’était notre erreur. Si nous avions continué à parler tcherkesse, les enfants n’auraient pas oublié ce qu’ils avaient appris ».

            Nansi, étudiante en économie, avait eu l’air un peu honteuse. Même sans parler tcherkesse, elle avait chanté une chanson, pour montrer qu’elle n’était pas coupée de sa culture. Elle avait aussi appris à danser.

            Zuhayr Vajjukh décrit ansi le tableau : « Après avoir perdu la guerre en 1967 dans le Golan, nous les Tcherkesses avons reçu un choc violent. Nous avons été expulsés de nos villages. Nous avons été séparés les uns des autres, nous avons perdu la densité démographique que nous avions. La plupart ont émigré à Damas. Ils ont essayé de s’adresser à l’ambassade soviétique pour rentrer dans le Caucase, mais leur demande a été refusée. Les États-Unis ont alors proposé leur réinstallation dans le New Jersey, en échange de l’abandon de toute prétention au retour. Ils faisaient cela pour aider Israël. La dispersion des Tcherkesses a rendu plus difficile les efforts linguistiques et culturels. Parmi les Arabes, la culture tcherkesse était vue comme une culture secondaire, exactement comme en Turquie. Nous n’avions pas le droit d’ouvrir des écoles. Après la chute de l’Union soviétique, 1 500 Tcherkesses ont émigré. Les portes se sont rapidement refermées. Ils ont peur des mouvements islamistes. Encore plus depuis le début de la guerre ».

            Un autre de mes hôtes, le docteur Husam Toğuş, m’expliquait : « Une école tcherkesse avait été ouverte dans le Golan en 1936, à l’époque du mandat français. Elle est restée ouverte 4 ans. L’association tcherkesse de bienfaisance n’avait pas encore été fondée. Plus aucune école tcherkesse n’a jamais pu ouvrir depuis. L’enseignement de la langue s’est poursuivie grâce à nos efforts. Nous n’avons jamais pu faire venir de professeur du Caucase ou d’où que ce soit. Nous servions les professeurs bénévoles. En 1948, l’association tcherkesse de bienfaisance a été fondée, en récompense de la participation des Tcherkesses à la guerre contre Israël. Des bureaux ont été ouverts dans toutes les régions de peuplement tcherkesse. C’est grâce à cette association que les travaux sur la culture et la langue tcherkesses ont pu commencer. Malgré les relations entre l’URSS et la Syrie, les Russes ont toujours été hésitants, jusque aujourd’hui, à nouer des relations avec les Tcherkesses. Hier pour d’autres raisons, aujourd’hui parce qu’ils craignent que les Tcherkesses ne rapportent avec eux l’islamisme radical ».

            Les relations des Tcherkesses syriens avec leur patrie du Caucase ont toujours été plus simples que celles des Tcherkesses de Turquie, qui abrite la diaspora la plus nombreuse (2 millions de personnes). Mais le retour est aussi difficile pour les uns que pour les autres.

            Alors que l’on commémore le 21 mars le 157ème anniversaire du génocide des Tcherkesses, force est de constater que les liens entre la diaspora tcherkesse et leur patrie d’origine ne sont toujours établis sur de bases saines. La lutte pour le retour s’accélère bien sûr dans des époques extraordinaires comme la nôtre. Mais l’expérience des Tcherkesses de Syrie montre à quel point le chemin est escarpé. Le procès d’assimilation se poursuit de génération en génération, sans retour. Les commémorations se déroulent dans le contexte de cette dialectique entre perpétuation et disparition de la culture et du groupe ethnique tcherkesses. Il eût fallu jeter des ponts, cela n’a pas eu lieu, cela n’a pas pu avoir lieu.

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