Le coût des logements augmente de façon incontrôlée, sur fond d’hyperinflation et de chute de la monnaie. Les salaires ne suivent pas, contraignant nombre de ménages à quitter le centre-ville.
Ils ont la trentaine déjà bien entamée, une vie de couple ni facile ni toujours agréable, mais tous deux savent qu’ils n’ont pas à se plaindre dans cette Turquie où il devient chaque jour un peu plus difficile de joindre les deux bouts. Hakan et Hülay (ils ont ont préféré ne pas dévoiler leur nom de famille) ont respectivement 35 ans et 37 ans. Lui travaille depuis une dizaine d’années chez Migros, une grande chaîne de supermarché turque. Elle est vendeuse à temps plein dans un atelier de musique.
Tous deux gagnent un peu plus du double du salaire minimum, qui s’élève à peine à 17 002 livres turques, soit environ 367 euros par mois. Avec l’ancienneté, les heures supplémentaires, ils arrivent ensemble à 75 000 livres turques, c’est-à-dire 1 600 euros. « C’est très correct pour les standards turcs, surtout en ce moment où l’économie ralentit, mais on ne s’en sort que difficilement, explique Hakan. Istanbul est un gouffre, les prix sont devenus fous, chaque année notre situation est de plus en plus limite. » Selon l’Agence de planification d’Istanbul, le taux d’augmentation du coût de la vie dans la mégapole du Bosphore est de 49 % par an.
Mariés, sans enfants, « principalement pour des raisons financières », lâchent-ils d’une même voix, ils habitent ensemble depuis une dizaine d’années à Sariyer, le quartier le plus au nord de la métropole. Le plus vert de la rive européenne, aussi, et l’un des plus sûrs en termes de risque sismique. Ici vivent plutôt des familles de la classe moyenne supérieure. Tout le monde ou presque se connaît. Par endroits, Sariyer fait penser à un grand village un peu à part, embouteillé par des voitures chics et marquée par une gentrification chaque jour un peu plus rampante.
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Originaires de la mer Noire, Hülay et Hakan habitent dans un trois-pièces avec balcon. Un logement calme, à deux pas du consulat ultra sécurisé des Etats-Unis. Seulement voilà, de 1 300 livres turques en 2018, le loyer mensuel est passé progressivement, année après année, à 15 000 livres turques, auquel s’ajoutent les charges qui varient aujourd’hui autour de 3 000 livres turques. « Le propriétaire nous a fait comprendre qu’il envisageait d’augmenter à 20 000 livres turques », soulignent Hakan et Hülay. C’est moins que la moyenne d’Istanbul – 25 000 livres turques, selon les données enregistrées en février –, mais « beaucoup » pour ce couple. « A ce rythme-là, d’ici un an ou deux, nous devrons partir, c’est sûr », regrettent-ils.
Histoire tristement banale de la folie des prix, nourrie par la chute de la monnaie turque et par une hyperinflation qui, certes, diminue légèrement depuis un an, mais qui reste au-delà des 35 % par mois, selon les statistiques officielles. Et qui provoquent d’importantes tensions et des dégâts humains au sein même des classes jusque-là encore relativement protégées.
Expulsions de locataires
D’après l’Organisation de coopération et de développement économiques, le coût du logement a ainsi augmenté de 346 % à l’échelle du pays entre 2018 et 2022, et la hausse s’est poursuivie depuis. De fait, le taux d’augmentation annuel moyen des loyers s’élève désormais à 120 %, soit plus de 500 % depuis 2021. Dans certaines métropoles, à Istanbul, à Ankara et notamment à Izmir, les augmentations de loyer ont atteint jusqu’à 200 % par an. Soit une hausse moyenne de plus de 70 % en euros en moins de quatre ans, malgré la dévaluation massive de la livre.
Sur le papier, comme en France, la loi protège généralement les locataires. L’ajustement annuel du montant des loyers est contractuellement indexé sur l’indice des prix à la consommation pour les cinq premières années. Mais le principe de nécessité personnelle autorise les propriétaires à rompre le contrat avant échéance. Pression foncière, augmentations brutales du coût de la vie… Ce principe est de plus en plus mis en avant.
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Par ailleurs, les locataires hésitent le plus souvent à engager une action juridique, de peur que la situation ne s’envenime. Hakan dit qu’il refuse catégoriquement tout recours légal. Sur son téléphone, il a gardé plusieurs vidéos de règlements de comptes violents entre propriétaires et locataires diffusés sur les réseaux sociaux. « Des images de ce type sont de plus en plus nombreuses », assure-t-il.
Certains, toutefois, agissent. Le nombre d’affaires d’expulsions de locataires devant les tribunaux civils, qui était de 28 430 en 2020, est passé à 127 676 fin 2024. Les dossiers peuvent prendre des années, conséquence de délais interminables d’une justice débordée.
« Nous cherchons depuis un an dans le quartier, mais tout est devenu beaucoup trop cher pour nous, assure Hakan. On a visité des appartements plus à l’ouest ou du côté asiatique, mais l’offre était épouvantable, des pièces avec des moisissures ou alors un logement avec une seule fenêtre. Plus loin, en périphérie, il reste quelques logements corrects et abordables mais nous serions obligés de changer de boulot en raison de la durée des transports. » Hülay et Hakan ont vendu leur voiture en 2024.
Tous deux ont renoncé à parler au muhtar local, une sorte de maire de quartier sans affiliation politique affichée : « Il ne peut rien faire et encourage seulement de déposer une demande d’aide auprès du gouverneur du district et des organismes sociaux, qui sont encore plus démunis ! »
« Impossible d’acheter »
Ce décalage entre la flambée des loyers et les salaires se répercute sur l’ensemble du marché immobilier. D’après l’Institut national des statistiques, le nombre de Turcs vivant sous leur propre toit est ainsi passé de 60,6 % en 2012 à 56,7 % en 2022. Dans le même temps, la proportion de locataires a augmenté de 20,9 % à 27,2 %. « Tout cela est très inquiétant, surtout quand on sait que les estimations de logements vides à Istanbul sont comprises entre 500 000 et 1 million, souligne Hakan. Certes, la plupart sont à risques ou inhabitables, mais cela montre à quel point le marché est segmenté et fermé, en proie à la seule spéculation. »
En 2022, rappelait le média en ligne Turkey Recap dans un article paru en janvier, le chercheur Sinan Araman a tenté d’expliquer cette crise grandissante dans un ouvrage intitulé Türkiye’de Konut Balonu (« la bulle immobilière en Turquie », Kor, non traduit). Selon le spécialiste, cette situation s’explique en partie par l’incapacité de l’Etat à mettre en place un programme de logements sociaux. « Si l’Europe n’est pas aussi durement frappée que la Turquie par la crise immobilière, c’est essentiellement grâce à son parc de logements sociaux, analyse-t-il. Même si ces programmes ralentissent, les gouvernements européens continuent à proposer des hébergements ou des aides financières. Cela permet de réguler le marché. »
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De nouveaux logements ont beau avoir été construits dans une bonne partie du pays ces vingt-cinq dernières années, cela ne suffit pas, selon lui, à résoudre le problème des loyers. Le constat est identique pour le programme de prêts immobiliers à taux préférentiel instauré par l’Etat, qui reste bien souvent inaccessible, en raison des prix de plus en plus élevés sur le marché. « Peu importent les conditions, une personne au salaire minimum ne peut pas rembourser un prêt en dix ans [la durée maximale autorisée par de nombreuses banques]. Les montants sont trop élevés », assure-t-il.
« Alors même que nos revenus sont plutôt bons, confirment Hülay et Hakan, il nous est impossible d’acheter à Istanbul, les crédits sont hors d’atteinte. » Depuis quelques mois, ils évoquent la possibilité d’un retour sur les bords de la mer Noire.