Le projet pharaonique et controversé de Kanal Istanbul est au cœur d’un conflit entre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et son opposant, le maire de la mégalopole, Ekrem Imamoglu, arrêté le 19 mars.
Situé à l’ouest d’Istanbul, encerclé par les villes nouvelles, le village de Sazlibosna, avec son barrage artificiel, ses cigognes, ses champs de blé et de colza, forme un écrin de verdure. Autour du hameau, des pancartes rappellent que « la zone est un bassin d’eau potable – aucune construction n’y est autorisée ». Pourtant, de hautes grues sont visibles à quelques centaines de mètres à peine. Sur place, un immense chantier s’étend sur des dizaines d’hectares. La terre est encore fraîche. Plusieurs pelleteuses sont à l’œuvre, les premières dalles de béton sont tout juste coulées. « Ce n’est qu’un début, on est en phase de préparation pour les travaux à venir, explique un des chefs de chantier qui taira son nom. Dès que les autorités se seront mises d’accord, 4 000 ouvriers vont débarquer et construire 24 000 logements qui s’inscriront dans ce grand projet de Kanal Istanbul. »
Le mot est lâché. Depuis l’arrestation, le 19 mars, du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, principal adversaire du président Recep Tayyip Erdogan, ce projet pharaonique et controversé, destiné à doubler la voie maritime du Bosphore, est au cœur du conflit entre la municipalité de la mégapole et le pouvoir turc. Farouche opposant à ce Kanal Istanbul annoncé à maintes reprises depuis plusieurs années par le chef de l’Etat, l’édile a, dès son incarcération, affirmé que ce projet était en partie la cause de sa mise sous écrous.
C’est lui qui a signalé, sur son compte X, l’accélération soudaine des travaux à Sazlibosna peu après l’opération ayant entraîné son arrestation et celle de ses principaux collaborateurs. Des travaux commencés à la fin mars et confirmés par plusieurs ouvriers interrogés sur place.
Revenus substantiels attendus
Encore samedi 26 avril, une cinquantaine de personnes liées à la mairie d’Istanbul ont été arrêtées dans le cadre d’une enquête pour corruption. Parmi elles figurent le directeur général d’ISKI, l’administration de l’eau et des égouts de la mégapole, Safak Basa. Ce dernier venait de demander l’arrêt du chantier et d’exiger son démantèlement avant le 23 mai, sous peine de démolition.
Lancé durant la campagne électorale des législatives de 2011 par Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, ce projet, décrit par le leader turc lui-même comme « fou et magnifique », consiste à percer un canal artificiel long de 45 kilomètres qui relierait la mer Noire au nord et la mer de Marmara au sud. Il suivrait le tracé du lac de Sazlibosna, fine coulée d’eau d’une douzaine de kilomètres quasi parallèle au Bosphore.
Conçue pour assurer le passage quotidien de 160 navires de gros tonnages, cette nouvelle route maritime « éclipsera les canaux de Suez et de Panama », avait promis le chef de l’Etat, par l’intensité de son trafic. Surtout, le Kanal permettrait de contourner la convention de Montreux de 1936, qui garantit la libre circulation des navires sur le Bosphore, et générerait des revenus substantiels de la part des compagnies maritimes. La convention empêche la Turquie de facturer le passage des navires civils, en échange de son contrôle sur les navires militaires.
Estimé à 10,5 milliards d’euros par le gouvernement, plus de 65 milliards par l’opposition, ce « deuxième Bosphore », qui devait initialement être livré en 2023 pour le centenaire de la République, est décrié de toutes parts depuis sa présentation. Le chef de l’opposition d’alors, Kemal Kiliçdaroglu, avait eu tôt fait de dénoncer un projet « qui permettra surtout d’enrichir ceux qui soutiennent l’AKP [le parti au pouvoir] ». Les chiffres ont varié, mais les derniers plans d’aménagement des rives du canal prévoient la construction de logements pour 500 000 personnes.
Risques sismiques supérieurs
Les rapports environnementaux se sont multipliés pour dénoncer un projet extrêmement lourd de conséquences pour l’écosystème de la région. Selon les études, les travaux d’excavation nécessiteraient le déplacement de 168 millions de mètres cubes de terre, entraînant une diminution drastique de la surface forestière, déjà réduite à la portion congrue. La pollution de la mer de Marmara, dont l’état est jugé plus que préoccupant, augmenterait à des niveaux alarmants. Et l’utilisation de l’eau potable du barrage par le réseau hydrique d’Istanbul serait, elle, réduite à néant.
En outre, le creusement du canal exposerait encore davantage la région aux risques sismiques, ont rappelé ces derniers jours plusieurs experts, arguant de la proximité d’une faille active. Le professeur de géologie Naci Görür a ainsi souligné que l’embouchure du canal prévu dans la mer de Marmara serait proche de l’épicentre présumé d’un futur grand tremblement de terre qui toucherait Istanbul. Les modifications de la surface terrestre, induites par la construction du canal, augmenteraient les risques. Surtout, précise le spécialiste, si les travaux s’accompagnent de dynamitages massifs.
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Le tremblement de terre (6,2 sur l’échelle de Richter) qui a secoué Istanbul, le 26 avril, et dont l’épicentre était sur cette faille de Marmara, n’a fait qu’attiser encore un peu plus les tensions.
Depuis sa cellule, Ekrem Imamoglu a demandé que les milliards du projet soient investis dans la rénovation du bâti. Environ 70 % des immeubles de la mégapole sont considérés comme non résistants aux tremblements de terre, soit près de 500 000 structures à risque immédiat. D’après l’agence de planification de la ville, pas moins de 90 000 bâtiments doivent être rasés de toute urgence.
Face à la critique, le gouvernement a affirmé que le chantier de Sazlibosna est un ouvrage de logements sociaux qui s’inscrit dans le cadre d’un plan d’aménagement de cette partie européenne d’Istanbul. Une réponse qui a fait bondir les habitants du village. « On n’a pas oublié les images à la télévision de la vente de parcelles de terrains, ici, le long du tracé du canal, à la famille de l’émir du Qatar, dénonce Emel, institutrice à la retraite, qui comme tant d’autres, à Sazlibosna, est opposée au projet. Si c’était du social, croyez-vous vraiment que le président aurait tant investi ? »
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Nicolas Bourcier Sazlibosna (Turquie), envoyé spécial