Arrestations à la mairie d’Istanbul :4 questions sur l’offensive contre ce bastion de l’opposition / Bruno Ripoche/OUEST-FRANCE

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Ouest-France,le 31 mai 2025

La justice turque a déclenché, samedi 31 mai, une cinquième vague d’interpellations dans l’entourage du maire laïque d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, lui-même en détention provisoire depuis mars. Cette opération « anticorruption » s’inscrit dans un assaut méthodique contre le parti laïc CHP et sa figure de proue, dont la popularité croissante contrarie le pouvoir du président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan.

La trentaine d’arrestations de ce samedi, dans le cadre d’une opération « anticorruption », visecomme les précédentes à stopper l’ascension du maire laïque d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, un rival menaçant pour le président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan. Et à le priver du tremplin que constitue la mégapole du Bosphore, où vivent 20 % des Turcs. Depuis l’arrestation d’Imamoglu, le 19 mars, l’opposition proteste dans la rue, mais ses manifestations n’ont pas atteint la masse critique qui ferait trembler le pouvoir. Les attaques contre le CHP, principale formation de l’opposition, ne suscitent que des remontrances très modérées à l’étranger. Pour les Européens et les Américains, Erdogan est un partenaire indispensable et qu’il faut ménager.

  1. 1. Que se passe-t-il à la mairie d’Istanbul ?
    Cinq maires d’arrondissements font partie des 27 personnes interpellées ce samedi à la
    demande de la justice, sous le prétexte de la lutte contre la corruption. Toutes sont liées au
    Parti républicain du peuple, le CHP laïc, du maire de la plus grande ville de Turquie, Ekrem
    Imamoglu, 53 ans, lui-même arrêté le 19 mars et détenu depuis.
    Avec cette cinquième vague d’arrestations, ce sont désormais neuf des trente-neuf maires
    d’arrondissements qui sont neutralisés et l’action de procureurs aux ordres apparaît, plus que jamais, pour ce qu’elle est : une opération politique.

  2. PORTRAITEkrem Imamoglu, le maire d’Istanbul et principal opposant d’Erdogan
  3. Le rouleau compresseur avance d’autant plus sereinement que les importantes manifestations déclenchées par l’arrestation d’Imamoglu, si elles se poursuivent, n’ont jamais atteint la masse critique pour inquiéter réellement le pouvoir.

    Les arrestations de ce samedi interviennent d’ailleurs à une date très symbolique. Ce 31 mai marque, à Istanbul, le douzième anniversaire de la répression policière contre le soulèvement populaire dit « de Gezi », le seul qui ait jamais ébranlé le régime.
  4. 2. Quel est l’objectif du pouvoir turc ?
    Il est double. Il s’agit de briser l’élan du populaire -plus que réellement charismatique-
    Imamoglu, qui fait plus que jamais figure de rival numéro 1 du Président Erdogan. Son
    arrestation n’a pas dissuadé les militants du CHP de le désigner comme candidat à la
    prochaine présidentielle, théoriquement prévue en 2028.
    Avec l’arrestation des maires de quartiers et des hauts fonctionnaires autour d’Imamoglu, il
    s’agit aussi de « démonter » le tremplin que constitue la mairie d’Istanbul, une métropole qui représente 20 % de la population turque.
    Istanbul fut auparavant la rampe de lancement du président Recep Tayyip Erdogan, maire de 1994 à 1998, avant de devenir Premier ministre. Et la pompe à finances de son Parti de la justice et du développement (islamo-conservateur), par le biais de ses énormes chantiers et marché publics. C’était avant qu’Imamoglu ne la conquière, en 2019, et que l’opposant ne consolide son emprise avec une nouvelle victoire aux municipales de 2024.
  5. 3. Quel est l’enjeu pour Erdogan ?
    Au pouvoir depuis 2003 comme Premier ministre puis chef de l’État, réélu pour cinq ans en
    2023 pour un « théoriquement » dernier mandat, le reis Erdogan semble, à 71 ans, n’avoir
    aucune intention de céder la place. Il semble se ménager plusieurs options.
    Il pourrait faire « sauter » la limite des deux mandats présidentiels, en trouvant une majorité de circonstance qualifiée au Parlement. Le  processus de paix initié avec la guérilla du PKK –qui a déposé les armes et s’est dissous le 12 mai – ainsi que des pourparlers avec le parti prokurde DEM semblent destinés à fracturer l’opposition et à obtenir une telle réforme de la Constitution. Une modification qui requiert l’approbation de 400 députés sur 600. Mais il existe peut-être une voie plus simple : un article très contesté de la Constitution révisée en 2017 lève la limitation du nombre de mandats présidentiels si le Parlement est dissous ou se dissout lui-même – ce qui nécessite 360 députés sur 600. Une telle dissolution déclencherait un double scrutin législatif et présidentiel, sans limite de mandat. Erdogan pourrait donc se représenter… probablement en l’absence d’Imamoglu.
  6. REPORTAGE. « Maintenant ou jamais » : la dissolution du PKK suscite un timide
    espoir chez les Kurdes de Turquie
    .
  7. 4. Pourquoi le président turc peut-il agir aussi impunément ?
    En interne, il dispose de tous les leviers de l’appareil d’État et il a montré en 2023 sa capacité à remporter une présidentielle, malgré une crise économique grave, et qui ne s’est pas apaisée depuis. Il pourra surfer sur ses « succès » internationaux : il a remporté la guerre civile en Syrie avec la chute de Bachar al Assad en décembre et l’installation à Damas de l’un de ses protégés, Ahmed al-Charaa et les islamistes de HTS.
    Cela lui a déjà permis de « renvoyer » plus d’un million des quelque 3,5 à 5 millions de
    réfugiés syriens accueillis en Turquie, dont le rejet servait de carburant à l’opposition. Seul
    poids lourd de l’Otan capable de dialoguer avec Poutine, il se pose en médiateur indispensable entre l’Ukraine – que l’industrie turque arme — et le dictateur russe, avec lequel la Turquie n’a cessé de commercer.
    À ce titre, Européens et Américains le ménagent et modèrent fortement leurs critiques. Ce
    changement d’attitude est particulièrement criant à Washington : Erdogan avait des relations exécrables avec Biden, elles sont excellentes avec son « ami » Donald Trump.

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