Dans le nord de Chypre, le revers de Recep Tayyip Erdogan/Timothée Ives/LIBERATION

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LIBÉRATION, le 21 octobre 2025

Favorable à la réunification de l’île, le social-démocrate Tufan Erhürman a causé la surprise en remportant l’élection présidentielle de la petite république chypriote-turque contre le candidat sortant, soutenu par Ankara.

Un camouflet pour Ankara. L’élection présidentielle dans la République turque de Chypre du Nord, une république séparatiste reconnue uniquement par la Turquie, a vu la défaite dimanche 19 octobre du président conservateur sortant, Ersin Tatar, soutenu par le pouvoir turc, et la victoire du candidat social-démocrate Tufan Erhürman. Ce dernier est favorable à une réunification de Chypre, île divisée depuis 1974. A l’opposé des visées du président turc Recep Tayyip Erdogan.

Celui-ci a néanmoins félicité Tufan Erhürman pour sa victoire et a assuré qu’Ankara continuerait à «défendre les droits et intérêts souverains de la République turque de Chypre du Nord, aux côtés de nos frères et sœurs Chypriotes turcs, sur tous les fronts». Le président élu lui a rendu la politesse, déclarant après sa victoire qu’il exercerait ses responsabilités «notamment en matière de politique étrangère, en concertation avec la République de Turquie». Le social-démocrate, qui a remporté une victoire massive, avec 62,76 % des suffrages exprimés, a tenu à ce «que personne ne s’inquiète» de sa future relation avec le pouvoir turc. Son élection devrait toutefois rouvrir les discussions sur la réunification de Chypre.

«Des stars turques pour influencer le vote»

Ancienne colonie britannique, Chypre a été déchirée par des conflits entre sa majorité grecque et sa minorité turque (environ 25 % de la population) depuis le XIXe siècle, qui se sont poursuivis après l’indépendance de l’île, en 1960. En 1974, une tentative de coup d’Etat de généraux d’origine grecque vise à rattacher Chypre à la Grèce ; en réaction, la Turquie déploie des troupes dans le nord de l’île, visant à protéger la minorité turque. Et malgré le renversement rapide des putschistes, les forces turques resteront sur place, occupant 36 % du territoire insulaire. Jusqu’à y installer en 1983 la République turque de Chypre du Nord, après un échange de populations pour rendre les deux républiques ethniquement homogènes.

Pourtant, «parler d’Etat fantoche est très tendancieux» selon le docteur en science politique et spécialiste de Chypre Théotime Chabre : «Cette année, les Chypriotes turcs étaient particulièrement tendus par une proposition de loi pour autoriser le port du voile à l’école, qui leur paraissait imposée par Ankara, alors que la laïcité est un des piliers de cette communauté. Le message porté par l’élection d’Erhürman est que les Chypriotes turcs représentent un groupe spécifique qui a le droit à ses propres choix.» Comme en 2020, lorsque d’importantes ingérences turques avaient été commises lors de l’élection présidentielle, Ankara s’est investi dans le scrutin. «Des stars turques ont été envoyées sur l’île pour influencer le vote, poursuit le chercheur, mais les ingérences ont été moins prononcées que la dernière fois.»

«Un marchand de tapis»

L’élection de Tufan Erhürman devrait relancer les négociations sur la réunification de l’île, suspendues depuis 2017. Constitutionnellement, la République turque de Chypre du Nord est un régime parlementaire, et le président n’a donc pas de pouvoir en ce qui concerne les affaires intérieures. Mais il est reconnu par l’ONU comme représentant de la communauté chypriote turque et à ce titre est «négociateur en chef du processus de paix» selon le professeur de science politique Ahmet Sözen, qui enseigne à l’Université de Méditerranée orientale de Chypre du Nord, et qui ne croit pas que le président turc soit nécessairement un obstacle à ces discussions. «Je ne pense pas qu’Erdogan ait une politique fixe sur cette question, c’est un maquignon, un marchand de tapis. Il peut être flexible sur une solution fédérale pour Chypre si la Turquie gagne sur un autre front international.»

Pour le chercheur, les difficultés à venir dans l’objectif d’une réunification viennent plutôt de la République de Chypre, dirigée par Nikos Christodoulides, «l’un des architectes de la rupture des négociations en 2017, élu par la droite et l’extrême droite grecque-chypriote, opposées à la réunification. Ils veulent le statu quo. Pour eux, que la République de Chypre demeure un Etat de facto chypriote grec est préférable à un partage du pouvoir avec les Chypriotes turcs», conclut-il.

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De fait, la population turque de l’île s’est montrée beaucoup plus favorable ces dernières décennies à la réunification que la population grecque. Lors d’un référendum organisé sur le sujet en 2004, 76 % des Chypriotes grecs s’étaient opposés à une réunification sous forme de république fédérale, tandis que 65 % des Chypriotes turcs l’avaient approuvée.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un président favorable à la réunification est élu en Chypre du Nord. Le social-démocrate Mehmet Ali Talat avait organisé des négociations infructueuses pendant sa présidence (2005-2010), et le président Mustafa Akinci (2015-2020) s’était heurté à l’intransigeance du pouvoir chypriote pendant ses concertations.

«Plutôt pessimistes»

Théotime Chabre souligne que si Nikos Christodoulides «n’est pas sur une ligne anti-réunificationles Chypriotes sont plutôt pessimistes sur les résultats des négociations après des décennies de blocage». «Jusqu’à l’élection d’Erhürman, les Chypriotes grecs se disaient que l’autonomie de la République turque de Chypre du Nord se réduisait de jour en jour et il n’y avait pas à se poser la question sur la réunification. Maintenant il faut réellement s’interroger sur la réouverture des négociations», nuance toutefois le chercheur.

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L’élection à la présidence du social-démocrate Tufan Erhürman est aussi un signal envoyé aux conservateurs, majoritaires au parlement turco-chypriote. Avec cette victoire écrasante, des élections législatives anticipées pourraient être organisées dans les prochains mois. De quoi peut-être confirmer les velléités unionistes des Nord-Chypriotes, mais pas encore celles de leurs voisins, dont les prochaines élections n’auront lieu qu’en 2028.

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