Enquête Après des décennies de vicissitudes dans les capitales arabes, la direction en exil du mouvement islamiste palestinien est en bout de course. Partout parias, les leaders de l’organisation voient leur horizon se rétrécir.
Dans les couloirs feutrés de l’Hôtel Renaissance Mirage, au Caire, des touristes occidentaux en chaussons et peignoir croisent d’anciens détenus palestiniens en jogging noir, hagards et le dos voûté par des années d’enfermement. Condamnés à perpétuité en Israël, ils ont été expulsés le 13 octobre, dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu conclu avec le Hamas à Gaza. Parmi les 154 personnes priées par leurs hôtes égyptiens de reprendre des forces au plus vite avant de décamper, 18 sont des cadres du Hamas. Devenus parias comme les chefs en exil de leur mouvement, ils n’ont plus d’Etat disposé à les accueillir, depuis l’attaque terroriste menée contre Israël le 7 octobre 2023.
Le patron du renseignement intérieur israélien l’avait promis : les leaders du Hamas seront « éliminés », où qu’ils se trouvent. « Au Liban, en Turquie, au Qatar, partout ! Cela prendra des années, mais nous serons là », avait assuré Ronen Bar, en décembre 2023. La menace fut aussitôt mise à exécution. En janvier 2024, Saleh Al-Arouri, numéro deux du Hamas, est tué dans une frappe de drone à Beyrouth. Sept mois plus tard, c’est au tour du numéro un, Ismaïl Haniyeh, d’être assassiné à Téhéran.
En septembre, une salve de missiles israéliens cible, au Qatar, le siège du bureau politique du Hamas. Les dirigeants en réchappent, mais l’attaque fait sept morts, dont le fils du principal négociateur, Khalil Al-Hayya. Un mois plus tard, l’accord de paix voulu par Donald Trump offre un répit à ces fugitifs. Le président américain a besoin d’eux pour la suite des négociations, mais l’Occident et la majorité des Etats arabes exigent leur reddition politique et militaire. Ils doivent disparaître.
L’histoire palestinienne bégaye. L’attaque du 7-Octobre a relancé l’éparpillement des leaders palestiniens. Comme Yasser Arafat et les cadres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) entre les années 1970 et l’année 1994, les chefs du Hamas sont rompus à la clandestinité. Traqués par les services israéliens, ils naviguent de capitale en capitale depuis les années 1990. Mais l’horizon se resserre. Beyrouth et Sanaa ne sont plus sûrs. Bagdad pas davantage. Téhéran ? « Qui irait encore leur parler, là-bas ? Et puis ils s’y feront tirer dessus par Israël… », confie un diplomate arabe qui les fréquente.
L’histoire du conflit israélo-palestinien est aussi celle de leurs vicissitudes, des rivalités d’influence entre leurs hôtes et des occasions manquées par ces idéologues qui ont échoué à se rendre fréquentables en Occident et ont perdu tout contrôle sur Gaza, au profit des militaires qui survivent dans les tunnels de l’enclave. Jusqu’où peuvent-ils fuir ?
Au Caire, les anciens prisonniers du Hamas expulsés par Israël attendent des passeports. « L’Autorité palestinienne [AP] n’a aucune envie de les aider », affirme Qaddoura Fares, ex-ministre chargé des détenus à Ramallah. Le Hamas presse l’administration Trump de convaincre les rares pays tentés de leur ouvrir la porte. Un cadre du mouvement, Fawzi Barhoum, a été récemment aperçu en Algérie. Mais Alger reste lointaine. Islamabad, Kuala Lumpur, Djakarta, Pékin : autant de destinations évoquées, autant de culs-de-sac.
« Bien sûr, nous sommes heureux d’avoir échappé aux traitements inhumains de nos geôliers, mais l’exil reste une épreuve difficile, un désastre de la vie », confie au Monde Mahmoud Issa, l’un des doyens des prisonniers du Hamas, lors d’un entretien en visioconférence, début novembre. Avec ses compagnons, il a dû quitter l’Hôtel Mirage pour un autre établissement situé au cœur de la Cité olympique internationale, dans la banlieue semi-désertique du Caire, à 50 kilomètres du centre-ville.
Ce déménagement pourrait être lié à un article tapageur, publié le 25 octobre par le Daily Mail, embarrassant pour les autorités égyptiennes. Le quotidien britannique avait décrit Mahmoud Issa attablé avec d’autres « tueurs endurcis »,savourant un petit déjeuner fastueux, au milieu d’innocents touristes « qui ne se doutent de rien ».
Le visage émacié, les yeux cernés, Mahmoud Issa porte les stigmates de plus de trente ans de détention dans les geôles israéliennes. Au sein du Hamas, l’homme est un héros. En 1992, il avait tenté de faire libérer son mentor, Cheikh Ahmed Yassine, en organisant l’enlèvement du sergent-chef israélien Nissim Toledano. Sans preuve de vie du militaire, Tel-Aviv ignora l’ultimatum, et le commando palestinien exécuta son prisonnier. Arrêté en juin 1993, Mahmoud Issa a accumulé treize années en cellule d’isolement et plusieurs grèves de la faim. Désormais libre, mais pris dans les limbes des négociations internationales, il dit : « Mon rôle est maintenant terminé… »
I. L’exil libanais comme incubateur
L’opération que Mahmoud Issa dirigea au début des années 1990 eut en réalité des répercussions qui allaient transformer durablement le rapport de force entre l’Etat hébreu et le mouvement islamiste palestinien, et qu’aucune des deux parties n’avait envisagées. Le lendemain de la découverte du corps supplicié du sergent-chef Nissim Toledano, le 16 décembre 1992, Israël arrête quelque 400 membres présumés du Hamas à Gaza. Menottés, les yeux bandés, ils sont expulsés en bus vers le Liban, abandonnés près de Marj Al-Zohour, dans un froid mordant, avec 50 dollars, un manteau et deux couvertures pour tout bagage.
Mais, au lieu de fragmenter l’organisation, cet exil forcé allait devenir un incubateur stratégique. La chercheuse Leila Seurat, dans son ouvrage Le Hamas et le monde (CNRS Editions, 2015), voit dans cet épisode l’« acte de naissance de [s]a politique étrangère ». Car, des villages alentour, le Hezbollah les observe, puis les prend sous son aile : des convois d’ânes acheminent tentes, nourriture et savon. Bientôt, des médias affluent du monde entier, discrètement escortés par des instructeurs de la milice chiite libanaise.
Parmi les Palestiniens, un jeune homme aux yeux noirs attire l’attention : Yéhia Ayache, diplômé en génie électrique. Repéré par les Libanais pour son habileté dans la confection de bombes artisanales, il est formé à recruter des candidats au suicide, capables d’opérer dans sa Cisjordanie natale. Pendant ce temps, les images de Marj Al-Zohour font le tour du monde, contraignant Israël, face au scandale, à autoriser le retour des exilés. Yéhia Ayache met aussitôt en pratique ce qu’il a appris. Dès avril 1993, il frappe la colonie de Mehola, à 50 kilomètres au nord-est de Naplouse : l’attentat-suicide à la voiture piégée blesse huit soldats israéliens et tue un Palestinien, serveur dans un snack-bar. C’est la première d’une série d’attaques sanglantes, orchestrées par l’« ingénieur » du Hamas, qui compromettent le jeune processus de paix d’Oslo.
Parmi les exilés du Liban se trouvaient d’autres figures promises à un destin majeur au sein du Hamas. Ismaïl Haniyeh deviendra un éphémère premier ministre, à la suite de la victoire électorale du parti islamiste aux législatives palestiniennes en 2006. Le médecin Mahmoud Al-Zahar sera le ministre des affaires étrangères. Imad Al-Alami inaugurera bientôt le premier bureau de représentation du Hamas à l’étranger, à Téhéran où il joue un rôle-clé dans les relations du mouvement avec l’Iran. Après des séjours à Amman, Damas et Istanbul, l’homme retourne à Gaza en 2012. Il meurt en 2018, d’une balle dans la tête, tirée par accident en nettoyant son arme. Ayman Al-Taha, lui, s’enrichira prodigieusement grâce aux tunnels de contrebande entre Gaza et le Sinaï égyptien. Soupçonné de « profits illégaux », il est arrêté en 2014 par le Hamas,qui le fait disparaître sans bruit lors de l’opération israélienne « Bordure protectrice ».
Ce premier exil au Liban pousse le Hamas à établir une partie de sa direction à l’étranger, hors de portée des raids israéliens. Un bureau de représentation est créé à Amman, en 1993. Sous la houlette de Khaled Mechaal – l’un des 300 000 Palestiniens expulsés du Koweït, en 1991, au moment de la guerre du Golfe –, des fonds sont levés pour financer les opérations armées, lui conférant l’ascendant sur les directions locales, à Gaza, en Cisjordanie et dans les prisons israéliennes. En 1997, la tentative d’assassinat, par le Mossad, de Khaled Mechaal renforce encore son autorité : cet homme d’appareil survit au poison pulvérisé sur sa nuque en pleine rue, à Amman, devant le mall où il a son bureau. Après l’arrestation d’agents israéliens par la police, le premier ministre de l’Etat hébreu, Benyamin Nétanyahou, se voit contraint de fournir l’antidote et de présenter ses excuses au roi Hussein de Jordanie.
II. Un âge d’or à Damas
Deux ans plus tard, le monarque jordanien finit par chasser du royaume ces hôtes encombrants. Un temps dispersés, ils se retrouvent dès 2000 en Syrie. Hafez Al-Assad est mort et son fils Bachar, qui lui succède à l’âge 34 ans, les accueille à bras ouverts. S’ouvre alors un âge d’or. La dictature syrienne réprime sans pitié les Frères musulmans, matrice idéologique du Hamas, mais les leaders palestiniens ferment les yeux : c’est le prix de leur séjour. Des gardes du corps du mouvement se souviennent encore d’un sentiment d’impunité heureuse. Face à la police, ils ont tous les passe-droits, mais évitent d’en abuser.
Aux SUV clinquants du chef militaire du Hezbollah, Imad Moughnieh, ils préfèrent les vieilles Mercedes aux vitres teintées. « Les cadres du Hamas ne partageaient pas la soif de reconnaissance de leurs homologues du Hezbollah, qui adoptaient parfois des attitudes de nouveaux riches »,rappellePeter Harling. L’ancien directeur Moyen-Orient de l’International Crisis Group se souvient, amusé, d’avoir vu Oussama Hamdane, chef du département des relations internationales du Hamas, « peler lui-même une goyave pour un invité ».
Dans ses bureaux, situés àMachrou Doumar,Oussama Hamdanefréquente alors la classe moyenne du nord de Damas. Dans son salon de réception de Mazzeh, à l’ombre du palais présidentiel, il reçoit les visiteurs du raïs. Talal Naji, représentant en Syrie du Fatah, le parti d’Arafat, lui envoie des diplomates suisses ou norvégiens, qui se mêlent auprès de lui aux ambassadeurs cubain, vénézuélien ou chinois.
Pourtant, les réceptions d’Oussama Hamdane ne mènent pas loin. En 2006, Américains et Européens réaffirment fermement leur boycott du Hamas, coupable d’avoir remporté les législatives palestiniennes tout en refusant de renoncer à la violence et de reconnaître Israël. Les députés du mouvement plaident en vain leur cause à Londres et en Suisse.« J’ai alors écrit des lettres à des dizaines de chefs d’Etat occidentaux, pour les convaincre de ne pas faire échouer notre gouvernement, en pure perte », raconte Ahmad Youssef qui, à cette époque, était le conseiller d’Ismaïl Haniyeh. Ce dernier essuie lui-même une humiliation : lors d’une tournée régionale, les gardes-frontières égyptiens le laissent attendre des heures, dans la neige, à Rafah.
C’est finalement l’Iran qui répond aux appels du Hamas. La République islamique consolide au Proche-orient son « axe de la résistance », avec Damas comme épicentre. Ezzedine Khalil, cadre militaire du Hamas à l’étranger, y forge des liens avec le général Qassem Soleimani, patron des opérations clandestines iraniennes, et avec Imad Moughnieh. Ensemble, ils orchestrent la contrebande de pièces de missiles iraniens vers Gaza et la formation d’ingénieurs et de combattants palestiniens.
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Israël contre-attaque. Ezzedine Khalil est tué, en 2004, dans l’explosion de sa voiture près de sa résidence, dans le sud de Damas. Son successeur, Mahmoud Al-Mabhouh, dit « le renard », échappe de justesse à une attaque, en 2009, au Soudan. Il est rattrapé l’année suivante, à Dubaï, par un commando israélien qui lui administre un poison dans sa chambre d’hôtel. Alerté de sa mort suspecte par un cadre du Hamas, le chef de la police locale explose : « Prenez-vous par le col, avec vos comptes en banque et vos armes et vos putains de faux passeports, et foutez le camp de mon pays ! », rapporte le journaliste israélien Ronen Bergman, dans son histoire des assassinats du Mossad, Lève-toi et tue le premier (Grasset, 2020).
« Notre sécurité personnelle n’a jamais été notre préoccupation première,résume, fataliste, Hossam Badran, membre du bureau politique du Hamas, joint par téléphone. Nous prenons les précautions nécessaires, mais, au bout du compte, nous sommes un mouvement de libération nationale, et nous affrontons une occupation [l’Etat d’Israël] criminelle qui ne respecte pas le droit international. » En Cisjordanie, ce milicien a joué un rôle-clé lors de la seconde Intifada (2000-2005) et passé l’essentiel de sa vie en prison. Israël l’expulse en 2011.
Lorsqu’il arrive à Damas cette année-là, la capitale syrienne est en train de se transformer en guêpier, avec le soulèvement populaire syrien. Khaled Mechaal, devenu le chef du Hamas, sent que le vent tourne. Il offre à Bachar Al-Assad ses services de médiateur auprès de la Ligue arabe. « Contrairement aux Hezbollah, les dirigeants du Hamas à Damas ne fréquentaient pas uniquement le régime, et ils n’étaient pas animés par le profond mépris des Al-Assad envers les révoltés syriens. Ancrés dans la société sunnite syrienne et palestinienne, ils ont très vite compris l’ampleur de ce qu’il se passait », analyse Peter Harling.
Soucieux de préserver la pièce maîtresse de son « axe de la résistance », l’Iran exige des manifestations pro-Al-Assad dans les camps de réfugiés palestiniens en Syrie. Mais Khaled Mechaal refuse de céder : il demande aux militaires et collecteurs de fonds du Hamas de quitter Damas avec leurs familles, sans faire d’esclandre. La rupture est consommée en 2013, par une insulte qu’il adresse publiquement au régime d’Al-Assad, « ce Satan ». A Doha, au Qatar, flanqué de Youssef Al-Qaradawi, guide spirituel des Frères musulmans, il somme le Hezbollah libanais de retirer ses troupes de Syrie. Face à cette « trahison », le Parti de Dieu ordonne la fermeture de sept bureaux du Hamas dans la banlieue sud de Beyrouth et expulse du Liban son représentant, Ali Barakat.
III. La « milice » du président égyptien
Dégagés de Damas et de Beyrouth, les chefs du Hamas se dispersent alors pour de bon : Le Caire, Istanbul, Sanaa, Khartoum, Doha, Amman. Khaled Mechaal, lui, se sent porté par la vague des « printemps arabes ». Se plaçant sous l’aile des Frères musulmans, dont l’Occident a reconnu l’autorité légitime en Egypte et en Tunisie, il s’installe au Qatar, grand argentier des révolutions. Ses liens avec la famille royale sont anciens, mais l’émirat pose ses conditions : le chef du Hamas doit renouer avec Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne. En 2012, une rencontre à Doha aboutit à un vœu pieux de réconciliation, avec élections et intégration du Hamas à l’OLP. Mechaal vole en solitaire, évoquant une « résistance pacifique » pour séduire l’Occident, au grand dam des chefs militaires de Gaza.
L’émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani, visite l’enclave palestinienne en octobre 2012, peu après Khaled Mechaal qui n’y avait encore jamais mis les pieds. Il y finance la rénovation de la route Salah Al-Din, un hôpital et des tours en bord de mer. D’anciens prisonniers du Hamas, libérés en échange du soldat israélien Gilad Shalit, y obtiennent des appartements. D’autres, originaires de Cisjordanie et expulsés par Israël, prennent leur retraite à Doha, dans le complexe Al-Heisa, où les autorités qataries veillent encore sur eux aujourd’hui.
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Moussa Abou Marzouk prend résidence au Caire, où il courtise ce parrain égyptien de plus en plus intrusif. Mais, dans le bras de fer qui se joue entre le nouveau président, Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, et l’armée, le Hamas est pris en étau. En 2013, les forces égyptiennes confisquent des millions de dollars aux dignitaires du Hamas qui franchissent la frontière à Rafah, tandis que le président tente d’imposer la reconduction du « réformateur » Khaled Mechaal à la tête du bureau politique. Les dirigeants, à Gaza, alertent en vain : le mouvement est en train de se compromettre avec Mohamed Morsi.
Déjà, la presse égyptienne dépeint le Hamas comme la « milice étrangère du président », accusée d’avoir tué des manifestants place Tahrir et d’alimenter une insurrection liée à Al-Qaida, dans le Sinaï. La mort de soldats à la frontière embrase le nationalisme. « L’armée a dressé la nation contre les Frères », résume l’analyste américain Hussein Ibish, expert à l’Arab Gulf States Institute à Washington. Survient le coup d’Etat militaire. Fin 2014, le maréchal Al-Sissi au pouvoir détruit les tunnels de contrebande à la frontière, scellant le blocus de Gaza. Abou Marzouk fait ses valises et s’envole pour le Qatar. Désormais, c’est l’Iran qui a la main sur le Hamas, en finançant exclusivement la branche militaire.
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IV. Sous la protection encombrante de l’Iran
Le mouvement islamiste palestinien s’est toujours montré méfiant envers ce protecteur chiite, non arabe et si exigeant. « Après la victoire du Hamas aux élections de 2006, et le boycott des bailleurs européens, les Iraniens avaient proposé de financer un nouvel hôpital à Gaza, à condition qu’il porte le nom du Guide suprême : Ali Khamenei. Le Hamas a refusé, rappelle Azmi Kishawi, analyste gazaoui de l’International Crisis Group, qui vit aujourd’hui à Doha. Il a tenu à souligner que l’aide iranienne devait rester inconditionnelle. Il s’est aussi opposé à la construction d’un hosseiniyeh [centre religieux chiite]. Depuis, l’Iran n’a plus rien donné à la direction politique : tous ses fonds sont directement versés à son aile militaire. »
C’est dans l’intérêt des unités combattantes que Khaled Mechaal s’était rendu à Téhéran, dès 2009, pour sceller la formation d’un « front uni » censé défendre l’Iran, en cas d’attaque israélienne. Le Palestinien reste sur ses gardes, mais les alternatives manquent. Le Hamas avait proposé « à un riche émirat du Golfe de devenir son principal “patron”, en échange d’un soutien économique à hauteur de 150 millions de dollars par an. Mais cette proposition est restée lettre morte », selon des confidences faites par Abou Marzouk à Leila Seurat.
Le Hamas s’appuie depuis longtemps sur des cadres formés en prison et libérés lors d’échanges successifs avec Israël. La nouvelle génération comprend Yahya Sinouar, relâché en 2011 dans le cadre des négociations pour la libération de Gilad Shalit ; Sinouar prend la direction du mouvement à Gaza, en 2017. Son ancien compagnon de cellule, Saleh Al-Arouri, libéré et expulsé un an plus tôt, supervise les activités armées en Cisjordanie. Cofondateur de la branche armée dans les années 1990, il conjugue habilement fonctions militaires et politiques. Exilé à Istanbul, il conduit une délégation du Hamas à Téhéran, auprès du Guide suprême, et renoue, à Beyrouth, avec le chef du Hezbollah.
Ces contacts marquent la reprise des relations entre le Hamas, l’Iran et la milice chiite libanaise, après le refroidissement lié au soulèvement syrien. « Les militaires à Gaza critiquaient Mechaal et la direction politique [à l’étranger], qui avaient quitté la Syrie et abîmé la relation avec l’Iran », se souvient le journaliste palestinien Mohammed Daraghmeh, bien introduit dans le mouvement. Mais, en renouant ces liens, Saleh Al-Arouri finit par être désigné par Israël comme l’« architecte de l’unité des fronts » au sein du Hamas, en mai 2021.
Ce printemps-là, alors que l’AP annule les élections législatives et que des émeutes inédites opposent Juifs et Arabes dans les villes « mixtes » d’Israël, Saleh Al-Arouri appelle à l’insurrection générale. C’est un tournant capital. « A Gaza, Yahya Sinouar renonce alors à négocier une trêve durable avec Israël », analyse un ancien du renseignement militaire israélien. Pour Nikolaï Mladenov, ex-coordinateur spécial des Nations unies pour le processus de paix, « la direction du Hamas a estimé [à cette époque] que seule la pression militaire produisait des résultats concrets, privilégiant la voie armée menant au 7 octobre [2023] ».
V. L’atout maître de la Turquie
Avant l’assaut du 7-Octobre, des cadres comme Bassem Naïm et Ghazi Hamad étaient les porte-voix de la ligne pragmatique du Hamas auprès des visiteurs étrangers de passage à Gaza. Ces cadres ont fui précipitamment vers Doha, où ils portent désormais le discours de guerre du mouvement. Ils campent dans le quartier gouvernemental, où se dresse le siège de la chaîne de télévision Al-Jazira, dont les correspondants à Gaza sont décimés par les frappes israéliennes. Khalil Al-Hayya, chef des négociateurs, ne sort plus sans ses gardes qataris. Les Palestiniens de Doha le croisent lors de funérailles. Khaled Mechaal passe l’hiver en ville – il fait du sport avec un coach personnel onéreux, à la clientèle principalement qatarie – et la saison chaude à Istanbul, même si les autorités turques se font moins accueillantes. La diffusion, par le Hamas, d’une vidéo montrant l’ex-premier ministre Ismaïl Haniyeh en prière et remerciant Dieu pour l’attaque du 7-Octobre a provoqué l’ire d’Ankara : le renseignement turc lui aurait demandé le jour même de quitter le pays.
Les exilés sont radioactifs. A Doha, leur bureau est menacé de fermeture. « Plus un membre du Congrès américain ne met le pied en ville sans évoquer leur expulsion », relève Tarik Yousef, analyste au centre de réflexion qatari Middle East Council on Global Affairs. Les frappes israéliennes qui les ont ciblés de Beyrouth à Téhéran, et jusqu’à Doha, ont soulevé un vent de panique dans le Golfe. « Les autorités qataries leur avaient demandé deux fois de partir [avant les frappes du 9 septembre]. Ce jour-là, la plupart étaient d’ailleurs en Turquie : c’est désormais leur principale résidence », affirme une source régionale. Mais le président turc, Recep Tayyip Erdogan, n’est pas plus rassuré : « Erdogan n’en veut plus à plein temps chez lui, il sait qu’Israël tentera un jour de les assassiner. »
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Le 25 septembre, lors de leur rencontre à la Maison Blanche, il exprime à Donald Trump son intention de ne plus héberger le Hamas en Turquie, selon une source bien informée. Mais l’Américain ne l’entend pas de cette oreille. « Trump cherchait quelqu’un capable de vendre son plan de paix au Hamas, raconte l’analyste Gönül Tol, bien introduite au sein du pouvoir turc. Or, ilavait entendu Erdogan qualifier le [mouvement] de “combattants de la liberté” sur Fox News, et en avait conclu qu’ils étaient proches. »
Le Hamas devient un atout dans la main d’Erdogan, qui y voit l’occasion de renforcer son influence régionale. Il dépêche ses maîtres espions auprès des cadres de l’organisation pour leur faire accepter le plan de Trump. Le 10 octobre, premier jour du cessez-le-feu, Khalil Al-Hayya déclare : « [La Turquie] m’a assuré que la guerre était terminée. » Dans l’après-midi, une source proche du dossier évoque déjà un déploiement de soldats turcs à Gaza. Les chefs du Hamas « leur font confiance », mais Israël s’y oppose fermement. « L’occupation [Israël]n’a aucun droit de s’opposer à la participation d’un pays aux forces internationales », insiste aujourd’hui Hossam Badran. L’envoyé spécial de la Maison Blanche, Steve Witkoff, doit bientôt rencontrer Khalil Al-Hayya à Istanbul. En attendant, les chefs du Hamas sont priés de circuler aussi au Qatar et en Egypte, afin de ne pas attirer les foudres d’Israël sur leur pays d’accueil.
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Depuis 2015, une douzaine de cadres disposent d’un passeport turc. Ils résident sur la rive européenne du Bosphore, dans la ville industrieuse de Basaksehir, et dans le quartier conservateur de Fatih, à Istanbul. Au début de l’automne, deux d’entre eux sont même autorisés à s’exprimer en public. Lors d’un rassemblement du parti islamiste kurde Hüda Par, ils n’hésitent pas à haranguer la foule : « Gaza est l’étincelle » d’un soulèvement mondial et son « sacrifice en vaut la peine ». Le renseignement turc a noyauté ces réseaux islamistes. Il a aussi annoncé avoir démantelé plusieurs cellules à la solde d’Israël, qui menaçaient le Hamas sur son territoire. A Istanbul, leurs gardes du corps palestiniens portent une arme (à Doha, seuls leurs gardiens qataris y sont autorisés). A Fatih, ils fréquentent des Frères musulmans égyptiens en exil. Mais l’amitié s’aigrit : en novembre, le Hamas accuse des organismes de charité, liés à la confrérie et implantés à Istanbul, d’avoir détourné près de 500 millions de dollars de dons pour Gaza.
Sauver l’argent, tel est le casse-tête des exilés. Zaher Jabarin, financier du Hamas à Istanbul depuis plus de dix ans, s’échine à préserver leurs économies, traquées par le Trésor américain. Dès octobre 2023, celui-ci a sanctionné le fonds d’investissement Trend GYO, le coffre-fort du mouvement, coté en Bourse en Turquie. Le cours de l’action a doublé, grâce à l’afflux d’investisseurs locaux indignés par ces sanctions. Trend GYO détient des bureaux de change en Turquie, de l’immobilier au Soudan, en Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis, ainsi qu’une ferme de poulets en Algérie…
La direction du Hamas est accaparée par sa propre survie. Décimée par les frappes israéliennes, elle est devenue collégiale. Mais les dirigeants en exil conservent-ils encore une influence sur le mouvement ?Khalil Al-Hayya n’a pas la stature des chefs assassinés. « C’est un intermédiaire qui fait passer les messages, mais ce sont les militaires à Gaza qui décident de tout », déplore une source proche des négociations. « La plupart ont l’âge de la retraite, et la base n’a plus confiance en eux. Ils sont jugés responsables de ce qui est arrivé à Gaza, affirmeAhmad Youssef, l’ancien conseiller de M. Haniyeh, joint à Gaza. Comment ont-ils pu laisser quelques militants autour de Sinouar décider du destin des Gazaouis ? Les gens les blâment en silence. » Sur la plage d’Al-Mawassi, parmi des milliers de déplacés, cet intellectuel islamiste échange encore par téléphone avec les chefs en exil. « La majorité du bureau politique pense comme nous, croit-il, mais ils ne veulent pas affaiblir davantage le mouvement en exposant ses divisions. »
Certains ont peut-être poussé un soupir de soulagement cet automne, lorsque Israël a refusé de libérer le plus puissant militaire du Hamas en échange des otages. Hassan Salameh,qui avait dirigé avec l’« ingénieur » Yéhia Ayache les attentats-suicides dansles années 1990, reste en cellule d’isolement, coupé du monde. Selon diverses sources palestiniennes, Sinouar a longtemps ressenti de la honte d’avoir été libéré, en 2011, tandis que ce grand aîné restait captif. « De toute façon, Mechaal ou Abou Marzouk [les deux anciens chefs du Hamas encore vivants] ne veulent pas céder la direction à des hommes qui ont passé trente ans en prison, déconnectés du monde extérieur », explique l’analyste gazaoui Muhammad Shehada, du Conseil européen des affaires étrangères.
En février, cependant, un prisonnier majeur est sorti des geôles israéliennes : Abdel Nasser Issa, qui s’installe à Istanbul. De nature conciliatrice, il s’était lié en prison avec les chefs du Fatah, la grande faction rivale. Il a étudié et publié. « Il sera élu immédiatement au bureau politique lors des prochaines élections du Hamas », prédit l’ancien ministre Qaddoura Fares. Contacté par Le Monde, Abdel Nasser Issa n’a pas donné suite.
A Gaza, d’autres cadres demeurent, qui refusent l’exil offert par Israël. Taoufiq Abou Naïm, ex-chef de la sécurité intérieure, s’est volatilisé au début de la guerre. D’autres émergent, comme le nouveau chef militaire Izz Al-din Al-Haddad, ou Imad Aqel, qui a mené la répression des « collaborateurs » d’Israël après le cessez-le-feu. Mais ces noms, au fond, importent peu. Tous sont remplaçables. Du haut de ses quatre décennies d’exil et de clandestinité, le vieux leader Moussa Abou Marzouk l’a expliqué, en octobre, au site américain Drop Site : « Le Hamas n’est plus [seulement] une organisation (…). Le Hamas est une idée. »
Louis Imbert, Doha, envoyé spécial,
