Dissolution du PKK : un tournant historique mais fragile/Fabien Escalona/ MEDIAPART

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MEDIAPART, le 25 mai 2025

La fin d’une des plus anciennes guérillas d’origine marxiste-léniniste serait un événement. Si elle n’est pas encore acquise, le processus qui a été lancé s’inscrit dans une nouvelle donne au Moyen-Orient, qui pousse le pouvoir turc et le mouvement kurde à revoir leurs stratégies. 

C’estC’est une décision historique mais encore nimbée d’incertitudes et d’inconnues. Le 12 mai dernier, lors de son douzième congrès tenu dans les montagnes du nord de l’Irak, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a annoncé la fin de la lutte armée et sa propre dissolution. L’organisation a ainsi suivi l’appel lancé par Abdullah Öcalan, son leader historique, le 27 février dernier. Depuis 1999, celui-ci est détenu dans l’île-prison d’Imrali, au large d’Istanbul. 

Sur le papier, l’événement est considérable. Il s’agit d’une des plus anciennes guérillas d’origine marxiste-léniniste, dotée de soutiens dans le monde entier grâce à la diaspora kurde et différents secteurs de la gauche radicale. Mais les mécanismes qui sous-tendent la décision de dissolution, et surtout rendraient possible sa concrétisation, ne sont que partiellement identifiés. Beaucoup de spécialistes restent dubitatifs, tout comme de nombreux soutiens et membres à la base du parti, tenus à l’écart d’un processus initié au sommet du PKK (lire notre reportage)

« Un congrès du parti, avec près de 200 représentants, a bien ratifié l’appel d’Öcalan. Mais il y a une subtilité, tempère Iris Lambert, rattachée au CERI (Sciences Po/CNRS) et autrice d’une thèse en cours portant notamment sur le PKK. La dissolution ne deviendra effective qu’avec la mise en place d’un cadre légal en Turquie. Les combattants du PKK, pour certains depuis quarante ans dans la montagne, ne vont pas déposer les armes d’un coup, sans aucune garantie. » 

« Ce n’est pas demain ni le mois prochain que le PKK va désarmer,estime aussi Olivier Grojean, maître de conférences en science politique à l’université Paris-1, auteur de La Révolution kurde (La Découverte, 2017). Il reste que cette décision, qui risque de priver l’organisation d’une manne financière considérable versée par la diaspora, est lourde de conséquences. Si des contreparties n’arrivent pas, y a-t-il un plan B, un plan C… ? Pour l’instant, il y a surtout beaucoup de spéculations. » 

Pour appréhender l’ampleur de l’enjeu, mais aussi cerner les facteurs du changement tenté, il faut s’intéresser à plusieurs espaces et temporalités. 

Aux origines d’une guérilla

Le PKK est un acteur, devenu majeur, d’une histoire longue de la « question kurde ». Le peuple concerné, dont la présence s’est affirmée dans une zone montagneuse entre les monts Taurus et Zagros, a vu son destin se jouer aux confins des nombreux empires dynastiques qui ont occupé la région et se la sont disputée. Lors de la chute de l’Empire ottoman et de son démantèlement par les puissances européennes, la possibilité de l’avènement d’un État-nation kurde a été inscrite dans le traité de Sèvres de 1920, poussée par certains responsables kurdes. Mais le texte n’a jamais été appliqué. 

Le nationaliste Mustafa Kemal, père fondateur de l’actuelle République turque, a en effet mené une guerre d’indépendance qui lui a permis de négocier des meilleurs termes avec les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Une partie du mouvement kurde lui a apporté son soutien dans ce combat, notamment par rejet de la création prévue d’un État arménien – certains responsables, au demeurant, avaient été complices du génocide de ce peuple conçu par le gouvernement Jeune-Turc. 

Aucune contrepartie significative ne leur a pour autant été concédée par Kemal. Comme en Irak, en Iran ou en Syrie, les Kurdes de Turquie se sont vus priver d’autonomie politique. Plusieurs grandes révoltes, violemment réprimées, ont marqué les années 1920 et 1930. Après une longue phase d’atonie, le mouvement kurde renaît et s’organise dans les années 1960 et 1970, au contact de la gauche turque puis de manière plus séparée. C’est dans ce contexte que le PKK est fondé en novembre 1978. 

Le conflit, qui a connu des phases d’intensité variable et même plusieurs tentatives de négocier une issue pacifique, s’est soldé par un bilan effroyable. 

D’obédience marxiste-léniniste, fustigeant les replis chauvins dont il compte bien que « l’Homme nouveau » se débarrasse, il s’inscrit bien, malgré tout, dans un horizon de libération nationale. Dès le début, la clandestinité et la violence accompagnent sa stratégie légaliste, y compris à l’égard d’autres organisations pro-kurdes (ce qui sera regretté). La militarisation du parti s’accentue en réaction au coup d’État perpétré par l’armée turque en 1980. Celui-ci vise une mise au pas politique et culturelle du pays, dont la minorité kurde est une des cibles privilégiées. 

Le conflit entre le pouvoir central turc et la guérilla du PKK, qui a connu des phases d’intensité variable et plusieurs tentatives de négocier une issue pacifique, n’a pas cessé depuis. Si les deux parties se sont livrées à des exactions contre des civils (assassinats, tortures et attentats), la majorité des victimes sont kurdes et imputables à Ankara. Le bilan de cette « sale guerre », comme elle a été surnommée, comprend la mort de 45 000 personnes, le déplacement de centaines de milliers d’autres, la destruction de milliers de villages et de hameaux, ainsi que de multiples atteintes aux droits humains. 

Une stratégie transnationale, des gauches fascinées 

Les conditions de naissance du PKK sont marquées par une stratégie qui dépasse le cadre territorial turc et même celui de la région. En retour, sa renommée et les soutiens qu’il s’est attirés arborent également une dimension globale.

Dès 1979, Öcalan forme ses combattants dans les camps de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Liban. Le PKK s’implante également en Syrie. Il y forme, au passage, les cadres d’organisations sœurs qui parviendront, dans les années 2010, à une gouvernance autonome dans la région du Rojava. La guérilla dispose aussi rapidement de bases au nord de l’Irak, dont les montagnes abritent encore les quelques milliers de combattants actifs qui lui restent. En parallèle, de nombreuses associations pro-PKK sont fondées en Europe, laquelle constitue un théâtre important de mobilisation et de financement via la diaspora.

C’est une originalité par rapport à d’autres guérillas de matrice marxiste-léniniste ailleurs dans le monde. Qu’il s’agisse des Farc en Colombie, du Sentier lumineux au Pérou ou des Tigres tamouls au Sri Lanka, aucune n’a pu compter sur une telle multiplicité de bases arrière. 

« La structuration transnationale du PKK a été cruciale pour lui permettre de se maintenir en vie pendant ces quatre décennies, affirme Olivier Grojean. Entre l’Irak, la Syrie et l’Iran, ses membres ont pu bénéficier de zones de repli en fonction du niveau de répression. » « Le Kurdistan, abonde l’historien Hamit Bozarslan, offre une unification symbolique tout en étant composé de quatre morceaux séparés par des frontières nationales. Aucune partie n’est réductible à l’autre mais aucune ne peut se penser sans l’autre, tandis que des transhumances militaires et idéelles ont lieu à cette échelle. » 

Dans les faits, le confédéralisme démocratique n’a jamais existé.

Olivier Grojean, politiste

Aucune des autres guérillas citées n’a exercé, non plus, la même fascination à l’international que le PKK et son idéal de société. Non seulement de nombreux partis de gauche radicale soutiennent explicitement une organisation labellisée terroriste par la plupart des pays occidentaux, mais des militant·es libertaires sont allé·es jusqu’à combattre au Rojava contre les djihadistes de Daech. L’entité n’est pas dirigée par le PKK, mais son projet politique est censé s’inspirer du « confédéralisme démocratique » promu par Öcalan. 

L’emprisonnement de ce dernier, en 1999, s’inscrit dans un virage doctrinal de grande ampleur. Les rivages du marxisme-léninisme s’éloignent au profit d’une utopie communaliste, celle d’une démocratisation radicale et « par en bas » de la société, inspirée – entre autres – des écrits de Murray Bookchin. Les échos sont nombreux avec un imaginaire politique présent en Occident et au-delà, notamment chez les zapatistes du Mexique. Sur le terrain, la réalité est plus âpre. 

« Le contexte de guerre, souligne Iris Lambert, ne facile pas la construction d’institutions pérennes en ce sens. Mais il y a un hiatus net entre les écrits d’Öcalan et la verticalité du pouvoir édifié malgré tout. » « Dans les faits, le confédéralisme démocratique n’a jamais existé, confirme Oliver Grojean. Il reste que le PKK est le seul parti laïc du Moyen-Orient, dans lequel des femmes combattent, et qui défend officiellement des thèmes qui parlent à d’autres gauches dans le monde. » 

Une nouvelle donne régionale

Si cette audience globale n’est pour rien dans le tournant annoncé par le PKK, la reconfiguration du Moyen-Orient a été cruciale dans les calculs de la guérilla et du président truc Recep Tayyip Erdogan. « La transformation de la politique régionale incite le pouvoir turc et le mouvement kurde à négocier, car chacun a peur de marges de manœuvre dont pourrait bénéficier l’autre dans ce contexte mouvant », résume Yohanan Benhaïm, responsables des études contemporaines à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.

Lire aussi: Entre les Kurdes et les nouvelles autorités de Damas, un accord en demi-teinte

Après le 7 octobre 2023, les attaques d’Israël ont affaibli l’Iran et son supposé « Axe de la Résistance », qui constituaient un contrepoids aux velléités autonomistes kurdes. L’effondrement du régime de Bachar al-Assad et les fragilités du nouveau pouvoir syrien, mais aussi l’appui intéressé des Israéliens aux minorités du pays, pourraient conforter les Kurdes de Syrie. Erdogan doit composer avec cette réalité et aurait intérêt à résoudre la question kurde dans son propre espace national. 

Le PKK lui-même, qui a été éloigné du Rojava, connaît des difficultés opérationnelles. « Pris au piège dans le triangle montagneux formé par la Turquie, l’Irak et l’Iran, [il] voit son espace d’action se réduire considérablement, aécrit l’anthropologue Adnan Çelik dans la revue en ligne AOCÖcalan est conscient de cette réalité stratégique et, plus largement, de la situation précaire de plus en plus intenable des mouvements armés non étatiques au Moyen-Orient. » 

« Les forces armées du PKK ont été mises en déroute en Turquie et restent sous très forte pression de l’armée turque dans les monts Qandil au nord de l’Irak, développe Yohanan Benhaïm. Le décalage technologique entre les deux parties est considérable. Mais sur le plan militaire, la Turquie arrive aussi à des limites. Vider les montagnes nécessiterait une tout autre logistique, dont elle n’est pas prête à payer le prix. » 

« En termes militaires, on observe une sorte de paralysie, sans espoir de gain de part et d’autre, confirme Iris Lambert. En conséquence, la guérilla n’apparaît plus comme le meilleur répertoire d’action à disposition pour atteindre des objectifs politiques. Öcalan a dit clairement que les conditions matérielles de la lutte n’étaient plus réunies, et suggère même que la cause kurde a été amenée à un point où l’usage de la force n’est plus nécessaire. »

… et des nouveaux calculs en Turquie

Depuis quarante ans, une société kurde pluraliste et vivante a en effet persisté. Certes, la répression continue de s’abattre, en privant notamment le parti pro-kurde (le DEM) de grandes municipalités démocratiquement conquises. Mais là encore, au niveau strictement national, Erdogan pourrait avoir intérêt à une sortie de conflit. D’une part afin de mieux diviser son opposition ; d’autre part afin d’obtenir, éventuellement, le soutien du DEM pour un changement constitutionnel lui permettant de prolonger son pouvoir présidentiel. 

Après tout, les négociations qui ont permis l’annonce d’Öcalan et du PKK ont été rendues possibles par une main tendue, en octobre dernier, par Devlet Bahçeli, c’est-à-dire le représentant d’un parti d’extrême droite (le MHP) qui soutient Erdogan. « C’était une manière de rassurer le mouvement kurde sur l’idée que les principales forces nationalistes n’allaient pas saboter le processus, décrypte Yohanan Benhaïm. Et pour Erdogan, c’était une façon de ne pas se mouiller trop tôt, dans un contexte où les discours belliqueux à l’égard de la question kurde sont hégémoniques. » 

Du côté du PKK, on cherche à ranimer l’idée d’une alliance kurdo-turque qui aurait dû caractériser la République ayant succédé à l’Empire ottoman.

Yohanan Benhaïm, chercheur

Si les contreparties d’une dissolution et d’un désarmement ne sont pas officielles, c’est le retour à la vie civile de milliers de membres du PKK qui est en jeu, ainsi que l’accueil par des pays tiers des hauts cadres pour lesquels l’État turc n’envisagera jamais une amnistie. De fortes attentes existent aussi concernant les municipalités privées de leurs édiles.

En amont, des aménagements de peine pour les prisonniers actuels, et en particulier un assouplissement des conditions de détention d’Öcalan lui-même, pourraient intervenir. En aval, la grande question sera celle d’une politique plus libérale à l’égard des Kurdes – sachant que le PKK a déjà renoncé depuis longtemps à toute prétention séparatiste. 

« Du côté du PKK, observe Yohanan Benhaïm, on cherche à ranimer l’idée d’une patrie commune turco-kurde, comme récit alternatif au nationalisme turc, en s’appuyant sur le souvenir de la guerre d’indépendance face aux puissances occidentales qui a précédé l’avènement de la République dans les années 1920. À terme, si une réforme constitutionnelle ouvre la voie à une reconnaissance de la pluralité des identités qui composent la République de Turquie, l’organisation pourrait estimer avoir obtenu une victoire politique, avec le risque que cela se solde aussi par un prolongement du pouvoir d’Erdogan. » 

Le règlement de la question kurde peut encore dérailler, ne servir que d’instrument à la pente autoritaire suivie par le pouvoir, ou libérer des potentialités politiques plus positives. À supposer que le processus aille à son terme, la fin de la guérilla contribuerait en tout état de cause à un tournant de la vie politique turque. 

Fabien Escalona

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