Face au pouvoir autoritaire de Recep Tayyip Erdogan qui remet en cause les fondements mêmes de la République, l’identité démocratique du pays doit être préservée. Pour l’avenir des Turcs, mais aussi pour la stabilité régionale et internationale, affirme son principal opposant, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, dans une tribune écrite depuis sa cellule de prison et publiée par le “Financial Times”.
Courrier International, le 26 avril, 2025, source The Financial Times
À cheval entre l’Europe et l’Asie, baignée par la mer Noire et la Méditerranée, la Turquie est un carrefour géographique et culturel, cerné par les zones de conflit : au nord, l’Ukraine sous le feu de la Russie, au sud, le Moyen-Orient.
Pourtant, la Turquie reste un acteur incontournable du commerce, de la sécurité et de la diplomatie mondiales. Notre cap politique est important – pour notre peuple, mais aussi pour la stabilité de l’ordre international.
Depuis la chute de l’Empire ottoman, la Turquie offrait un exemple remarquable : celui d’une république démocratique laïque, à majorité musulmane, résolument tournée vers la modernité.
Un modèle différent d’Erdogan
Mais depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, il y a vingt-deux ans, ce modèle se désagrège. Les institutions démocratiques s’effritent, les opposants sont traités comme des criminels et le pouvoir utilise le système judiciaire comme une arme pour parvenir à ses fins. Ce pourrissement démocratique exacerbe la crise économique et sème le désespoir au sein de la société.
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Depuis mon élection à la mairie d’Istanbul, en 2019, je m’efforce de proposer un modèle différent. À l’inverse du populisme autoritaire d’Erdogan – dont les actes ne suivent pas les promesses –, nous avons instauré ce que je qualifie de “peuplisme” axé sur le développement : un modèle civique fondé sur la dignité humaine, la recherche de solutions pratiques et la confiance du grand public.
Un modèle plébiscité en 2024 par les électeurs, qui m’ont confié la mairie d’Istanbul, et ses 16 millions d’habitants, pour la troisième fois. Cette victoire s’inscrivait dans un succès retentissant pour le Parti républicain du peuple (CHP) à l’échelle nationale. Le message était clair : le peuple de Turquie réclamait du changement.
Fort de ce soutien grandissant, j’ai annoncé ma candidature à la présidentielle. Mais au lieu de respecter cet élan populaire, le gouvernement a durci la répression. Il a assailli d’enquêtes nos institutions, et menacé d’entraver l’activité des services municipaux.
Prisonnier politique
Mon diplôme universitaire – obtenu il y a plus de trente ans, et indispensable à toute candidature à la présidence de la République – a été annulé de façon arbitraire. Puis, le 19 mars, quatre jours avant l’officialisation de ma candidature, plusieurs centaines de policiers ont encerclé ma maison. J’ai été placé en détention, accusé à tort de corruption et de terrorisme, avec plus d’une centaine d’autres personnes, dont mes plus proches conseillers et collaborateurs.
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J’écris ces lignes depuis une cellule de la prison de Silivri [en lisière d’Istanbul], où sont incarcérés de nombreux responsables politiques, universitaires, journalistes et militants. On m’a jeté en prison sur la base de vagues rumeurs propagées par une poignée de prétendus témoins dont l’identité reste secrète. Je n’ai pas été condamné. Je suis un prisonnier politique.
En Turquie, étudiants et lycéens restent mobilisés malgré la répression
La contestation se poursuit en Turquie, à l’initiative du CHP, principal parti d’opposition, qui organise chaque semaine un rassemblement dans une ville de Turquie et un quartier d’Istanbul différents.
Surtout, une partie de la jeunesse reste mobilisée, en particulier dans les universités, en dépit de la répression judiciaire. Le premier procès massif, celui de 90 jeunes manifestants, s’est ouvert le 18 avril avant d’être finalement reporté au mois de juillet.
Désormais, aux côtés des étudiants, des lycéens se mobilisent également, notamment pour protester contre la mutation annoncée de 20 000 professeurs des établissements les plus prestigieux du pays, perçue comme une mesure visant à casser ces bastions d’opposition pour les remplacer par des enseignants acquis à l’idéologie du pouvoir.
Depuis sa prison, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, adresse des messages publiés sur les réseaux. Dans l’un d’eux, publié la semaine du 21 avril, il dénonçait la relance des travaux dans la zone du tracé du Canal Istanbul, un projet pharaonique voulu par Recep Tayyip Erdogan et gelé depuis l’élection d’Imamoglu, en 2019.
Ce projet, qui doublerait le détroit du Bosphore et transformerait en île la rive européenne d’Istanbul, est considéré comme un potentiel désastre écologique et risquerait d’aggraver les dégâts si un séisme de grande ampleur frappait Istanbul. Le tremblement de terre d’une magnitude de 6,2 qui a fait trembler les habitants de la ville le 23 avril est venu raviver ces craintes.
Mon arrestation n’est pas une victoire pour Erdogan. Au contraire, elle a déclenché un sursaut. Les étudiants ont été les premiers à descendre dans la rue, par centaines de milliers, et à organiser des rassemblements populaires, des campagnes de boycott contre les médias et les entreprises tombés dans le réseau clientéliste d’Erdogan. Plus de 15 millions de citoyens ont participé à la primaire du CHP et m’ont désigné comme leur candidat à l’élection présidentielle. C’est un mouvement collectif pour notre avenir démocratique.
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Or la stabilité de la Turquie ne s’est jamais résumée à un enjeu d’ordre purement national. En tant que deuxième armée de l’Otan par sa taille, membre du Conseil de l’Europe, et candidat de longue date à l’entrée dans l’Union européenne (UE), notre orientation politique est cruciale pour la sécurité de l’Europe, de l’alliance transatlantique, et de la région du Moyen-Orient et du Caucase.
La Turquie au cœur du grand jeu international
La guerre en Ukraine a souligné le besoin pressant d’une coordination stratégique dans ces alliances géopolitiques. L’évolution de la situation en Syrie et la tragédie en cours à Gaza nous ont montré que l’instabilité pouvait se propager comme une traînée de poudre par-delà les frontières.
Dans chacune de ces régions, la présence d’une Turquie démocratique et laïque n’est pas seulement précieuse, elle est primordiale. Alors que l’UE s’efforce de se protéger devant des défis de plus en plus grands, l’existence d’une Turquie démocratique est indispensable. Un régime qui muselle sa jeunesse, écrase l’opposition et gouverne par la terreur ne fera qu’attiser l’instabilité régionale.
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En plein remaniement des chaînes d’approvisionnement mondiales, notre situation géographique et notre tissu industriel font de nous un partenaire évident. Mais nous ne pourrons exprimer pleinement notre potentiel sans une politique économique crédible, transparente et organisée. Faute de quoi les investisseurs perdront confiance et iront placer leurs capitaux ailleurs.
Depuis plus de deux siècles, le peuple turc se bat pour le constitutionnalisme, la représentation citoyenne et la justice – faisant mentir tous ceux qui croient le pays condamné à l’autoritarisme. La solidarité démocratique internationale est désormais indispensable pour bâtir notre avenir commun. La vague mondiale de recul démocratique a peut-être commencé en Turquie. Mais je suis convaincu que la riposte débutera ici aussi.