Arrêté en mars pour falsification de document officiel, le principal rival du président turc, Recep Tayyip Erdogan, a vu son diplôme universitaire annulé et risque jusqu’à huit ans et neuf mois de prison. Dans une tribune au « Monde » écrite depuis sa cellule de prison, il dénonce un coup de force antidémocratique.
Franz Kafka [1883-1924] commence à écrire Le Procès à l’été 1914, alors que la première guerre mondiale vient tout juste d’éclater. Le monde entre alors dans une période d’insécurité, de suspicion généralisée et de haine facile dans laquelle la justice, la démocratie, la fraternité et la liberté ne font plus office de valeurs cardinales. Ce n’est pas davantage le cas lors de la parution de l’œuvre, en 1925, et alors que l’avenir, comme le procès que subit Joseph K, semble incertain et opaque, gouverné par des règles arbitraires.
Un siècle plus tard, on tente à nouveau de nous convaincre que la démocratie, la justice et la liberté ne sont plus d’actualité. Je refuse d’y croire.
Nous méritons mieux que cela, et tous les peuples du monde doivent rester solidaires pour défendre nos droits durement acquis au fil des siècles et plus encore, pour préserver la paix. Pour ce faire, la démocratie demeure encore et toujours la meilleure garantie qui soit. En préservant cet idéal et en protégeant les droits humains, c’est à cela qu’œuvrent l’Union européenne, le Conseil de L’Europe et les Nations unies.
Aucune nation ne doit sacrifier son attachement aux valeurs fondamentales pour des bénéfices à court terme. De par son histoire, le peuple français a été pionnier dans la défense de ces principes, auxquels le peuple turc est, lui aussi, profondément attaché.
Le juge chargé du dossier changé
C’est aujourd’hui d’une cellule solitaire de 12 mètres carrés [de la prison de Marmara, connue sous le nom de « prison de Silivri », près d’Istanbul] que j’écris ces lignes, prisonnier à mon tour d’un procès kafkaïen, qui m’accuse d’avoir contrefait un document officiel – en l’occurrence mon diplôme universitaire – et pour lequel je risque jusqu’à huit ans et neuf mois de prison ferme. Léger problème dans ce dossier : le chef d’accusation du procureur ne précise pas quel document officiel aurait fait l’objet de cette prétendue falsification.
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Revenons plus de trente-cinq ans en arrière. A 19 ans, j’étais étudiant à l’université américaine de Girne en Chypre du Nord, un établissement affilié à la Southeastern University de Washington. En 1990, j’ai soumis mon dossier à l’université d’Istanbul en sollicitant un transfert, que j’ai obtenu. Après quatre ans d’études à la Business School d’Istanbul, j’ai passé mes examens avec succès et obtenu mon diplôme en 1994.
Le 18 mars, ce document a fait l’objet d’une annulation par l’université d’Istanbul. Le doyen responsable de la faculté concernée a préféré démissionner plutôt que de cautionner cet acte illégal. J’ai intenté un procès à la cour administrative pour contester cette décision. La décision intérimaire de la cour administrative étant en ma faveur, le conseil de la magistrature – dont la majorité des membres est nommée par le président Erdogan et son parti [Parti de la justice et du développement (AKP)] – a changé le juge chargé du dossier. En parallèle, le procès pénal pour falsification a débuté, sans qu’aucun rapport ne mentionne de document falsifié. Comme Joseph K. dans le roman de Kafka, j’ignore le crime dont on m’accuse.
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Je me rappelle aussi George Orwell [1903-1950] et le monde de 1984 où l’on proclame que « la liberté, c’est l’esclavage », « la guerre, c’est la paix » et « l’ignorance, c’est la force ». Non seulement je me vois privé du diplôme que j’ai obtenu il y a trente et un ans, mais en plus on me menace de plus de huit ans d’incarcération. Si ce diplôme universitaire a été annulé, c’est en réalité pour empêcher ma candidature à la prochaine élection présidentielle [l’annulation de ce titre universitaire invaliderait la candidature d’Ekrem Imamoglu à l’élection présidentielle de 2028, puisqu’il est nécessaire de justifier de la validation d’un cycle d’enseignement supérieur pour briguer la présidence de la Turquie].
Désigné par plus de quinze millions d’électeurs
Mes véritables crimes aux yeux du pouvoir en place sont en réalité mes trois victoires aux élections municipales – alors que le président Erdogan sait mieux que quiconque que qui gagne Istanbul remporte la Turquie – et le risque majeur que représente ma candidature à la présidentielle de 2028.
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La prétendue usurpation de ce titre universitaire n’est pas la seule accusation kafkaïenne à laquelle il me faut faire face : on m’accuse de corruption, et même de terrorisme pour avoir osé présenter des candidats kurdes sur mes listes municipales à Istanbul en 2024. Voilà le système contre lequel nous nous battons.
Le 24 mars, j’ai été désigné par plus de quinze millions d’électeurs comme leur candidat à la présidence. Notre parti défend une belle vision de l’avenir, à la hauteur de notre beau pays. Une vision démocratique, digne du siècle dans lequel nous vivons, faite de droits et de libertés renforcés, d’une justice indépendante du gouvernement, d’une université qui pense et parle librement, de journalistes libres de critiquer, d’étudiants libres de protester. Une Turquie capable de s’épanouir économiquement, une fois la confiance en l’Etat de droit rétablie. Une Turquie membre du Conseil de l’Europe depuis près de quatre-vingts ans, qui a intégré l’acquis communautaire dans son droit, et aspire à être un partenaire de confiance.
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Voilà ce que nous allons réussir à faire avec le soutien de notre peuple malgré la grandeur des obstacles qui se dressent contre nous. Car notre peuple est un peuple fort, indépendant et attaché à la démocratie depuis plus d’un siècle. Nous allons réussir et surmonter ces procès kafkaïens.
Ekrem Imamoglu est maire de la métropole d’Istanbul depuis 2019.