L’influent animateur de télévision Mehmet Akif Ersoy a été arrêté dans le cadre d’une enquête pour trafic de drogue et placé en détention provisoire.
Difficile de détourner les yeux des prétoires turcs. A chaque audience son lot de surprises, d’incompréhensions ou d’affligeantes dérives en matière de droits. Quiconque s’est assis un jour dans un de ces tribunaux à la froideur lisse et bureaucratique sait à quel point le théâtre judiciaire à Istanbul ou Ankara n’est pas une chronique ordinaire. Mais voilà que depuis un peu plus d’une semaine, une vague de mises en examen suscite un émoi tout particulier.
L’arrestation la plus marquante est sans conteste celle de Mehmet Akif Ersoy, probablement l’animateur de télévision le plus influent du pouvoir en place. Il est accusé par le parquet d’« usage de stupéfiants » et d’avoir facilité des rencontres en vue d’obtenir un « bénéfice financier et sexuel ». Depuis sa déposition devant le procureur, plusieurs témoignages de harcèlement et d’agressions sexuelles sont venus s’ajouter au dossier.
L’affaire sort du lot. Elle vise non seulement une personnalité riche et influente, ce qui en soi est déjà rare, mais elle offre surtout un aperçu des luttes intestines au sein de l’élite islamiste du régime, dans ce qui s’apparente à une guerre de succession au plus haut sommet de l’Etat.
Mehmet Akif Ersoy était connu pour sa proximité avec les cercles rapprochés du président Recep Tayyip Erdogan, qui l’invitait régulièrement à bord de ses avions. Sa carrière était flamboyante et encore en pleine ascension. Agé d’à peine 40 ans, il était rédacteur en chef de la chaîne progouvernementale Habertürk, l’un des diffuseurs d’information en continu les plus connus du pays. Quelques jours avant son arrestation, le 9 décembre, il avait réalisé une interview avec Ömer Celik, le porte-parole du Parti de la justice et du développement, l’AKP, la formation au pouvoir depuis 2002. Son deuxième entretien avec lui en moins de six mois.
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Ce placement en détention provisoire fait suite aux aveux d’un prétendu « dealer de drogue célèbre » incarcéré. S’ensuivirent des allégations d’avances sexuelles envers des présentatrices de télévision. Sept personnes, tous membres de son équipe, ont été arrêtées. Dans sa première déclaration, Mehmet Akif Ersoy a nié les accusations, qualifiant son arrestation d’« opération politique ». Une hypothèse reprise par nombre de commentateurs, mais qu’il pondérera par la suite en expliquant avoir été mal compris. Selon plusieurs rapports, le test de dépistage de drogues effectué par l’Institut de médecine légale sur le journaliste a révélé qu’il était positif à la cocaïne.
« Incroyablement charismatique »
Mehmet Akif est le fils de Nadir Ersoy, ancienne figure importante de Selam Tevhid, une organisation islamiste radicale apparue en Turquie dans les années 1990 et liée étroitement aux réseaux djihadistes transnationaux, notamment iraniens. Son père rêvait d’ailleurs d’organiser une révolution à l’iranienne. A la naissance de son fils, il opta pour le prénom de… Mehmet Akif, en hommage à Mehmet Akif Ersoy, le poète islamiste choisi par Mustafa Kemal Atatürk pour composer l’hymne national turc.
Le jeune Mehmet passe une partie de son enfance en Syrie, où il apprend l’arabe. Très vite, il perce dans le métier. Comptant parmi les rares journalistes turcs arabophones, il suit les soulèvements populaires à travers toute la région pour la chaîne publique TRT. Il se fait un nom pour avoir été la dernière personne à interviewer Kadhafi avant sa mort, en 2012.
Le journaliste Selim Koru, fin observateur de la vie politique turque, se souvient : « J’ai passé une semaine avec lui en 2013, en Egypte, durant le bref règne des Frères musulmans. Il était chef du bureau de TRT au Caire. Je l’ai trouvé très intelligent et talentueux. Il était incroyablement charismatique et entouré d’une foule de jeunes gens. »
De retour en Turquie, en 2015, Ersoy devient conseiller spécial de Mehmet Görmez, alors à la tête du Diyanet, la plus haute autorité religieuse du pays. L’année suivante, il est nommé rédacteur en chef du magazine Foreign Policy. Il quitte Ankara pour Istanbul, où il intègre Habertürk. La chaîne, tout comme ses principales rivales, a depuis longtemps été sérieusement reprise en main par l’AKP. A peine sept ans après son arrivée, le reporter Ersoy y accède au poste de rédacteur en chef, couronnant ainsi une ascension soigneusement orchestrée au sein de l’écosystème médiatique progouvernemental turc.
Jeté en pâture
Surnommé le « prince des médias » du palais présidentiel, il révélait régulièrement les affaires gouvernementales les plus importantes. Mehmet Akif Ersoy était en première ligne sur les questions d’ordre moral. Habile dans sa défense du pouvoir, pour lequel il n’a jamais cherché à dissimuler sa proximité, il était surtout implacable envers les opposants. Encore récemment, il avait commencé à animer son propre talk-show en fin de soirée. Parfois, la presse people se chargeait de détailler ses virées nocturnes stambouliotes. Comme tant d’autres figures du petit écran.
Alors pourquoi un tel scandale soudainement jeté en pâture à l’opinion publique ? Les commentaires ont immédiatement convergé pour dire qu’il fallait bien sûr chercher du côté du palais. La conduite d’Ersoy a pu être tellement répréhensible que les plus hauts cercles du pouvoir ont décidé d’en faire un exemple, une manière de dire que personne n’est intouchable.
Et puis, il a été rappelé que le rédacteur en chef d’Habertürk était réputé particulièrement proche de l’ancien chef du renseignement et actuel ministre des affaires étrangères, Hakan Fidan. L’arrestation s’inscrirait ainsi dans une stratégie plus large visant à réduire l’influence de ce dernier à un moment où Ankara bruisse de rumeurs sur l’après-Erdogan. A lire les articles particulièrement à charge du quotidien progouvernemental Sabah, contrôlé par les frères Albayrak, dont l’un est le gendre du président et ancien ministre des finances, on se dit même que la bataille fait rage.
C’est après la publication d’un de ces articles que Furkan Torlak, mentionné dans « L’enquête Mehmet Akif Ersoy », a démissionné de son poste de « coordinateur de la lutte contre la désinformation » auprès de la communication de la présidence. Ami d’enfance d’Ersoy, ancien conseiller auprès de plusieurs ministres, il a expliqué avoir agi pour éviter que l’institution « ne soit mise en cause ». A l’heure de l’écriture de ces lignes, plusieurs médias ont annoncé que de nouvelles révélations embarrassantes seraient imminentes.
