En Turquie, la mort d’une famille de touristes révèle les failles de la sécurité sanitaire/ Nicolas Bourcier/ LE MONDE

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Le Monde, le 25 novembre 2025

Un couple venu d’Allemagne et leurs deux enfants sont décédés à Istanbul en novembre des suites d’une intoxication après la désinsectisation de leur chambre d’hôtel. Plusieurs négligences sont à l’origine de cet événement tragique.

L’affaire se hisse en une de la presse turque et allemande depuis près de deux semaines, après cette sinistre journée du 14 novembre où l’on a appris le décès, à Istanbul, d’une touriste allemande quelques heures à peine après celui de ses deux enfants. Le père mourra trois jours plus tard dans le même hôpital, où la famille avait été admise pour une apparente intoxication alimentaire. Les quatre ont été pris en charge en urgence, mais rien ne s’est passé comme prévu, à aucun niveau.

Arrivée à Istanbul, le 9 novembre, depuis Hambourg, la famille Böcek s’est installée dans l’un des nombreux hôtels du quartier de Fatih, sur la rive européenne, situé à proximité des principaux sites touristiques de la mégapole, non loin du palais de Topkapi, de l’église Sainte-Sophie et du Grand Bazar. Après plusieurs balades et une excursion dans un autre quartier touristique situé sur les rives du Bosphore, ils regagnent leur chambre le soir du 11 novembre.

Cette nuit-là, la mère, âgée de 27 ans, et ses deux enfants, âgés de 6 et 3 ans, sont pris de nausées, ils se plaignent de vertiges et de douleurs abdominales. Un taxi les conduit tous les quatre à l’hôpital le plus proche. Le lendemain matin, selon l’avis des médecins, ils sont aptes à retourner à l’hôtel. Mais l’état des enfants s’aggrave. Cette fois-ci, c’est une ambulance qui les ramène en urgence à l’hôpital.

Les deux enfants décèdent le 13 novembre. Leur mère succombe le lendemain dans l’unité de soins intensifs. Le père est intubé à son tour, en vain. Sa mort survient le 17 novembre. En quatre jours, la famille est décimée, comme fauchée par une force invisible. Très vite, les dernières photos de vacances des Böcek, tout sourire, inondent les réseaux. Les théories les plus folles prospèrent. Et les communiqués des autorités se succèdent, tentant de donner un sens à ces événements dramatiques.

Empoisonnement à l’insecticide

On apprend d’abord que les médecins de l’hôpital ont suspecté une intoxication alimentaire due aux moules farcies au riz et autres aliments de rue facilement accessibles à Istanbul. Les premiers diagnostics avaient constaté des hémorragies digestives. Les visites et parcours de la famille Böcek sont disséqués. Plusieurs marchands ambulants sont arrêtés, dont un vendeur de kokoreç (sandwichs de tripes grillées), de kumpir (pommes de terre au four) et le propriétaire d’un café. Tous sont accusés d’homicide involontaire.

Et puis, les enquêteurs se sont intéressés à l’hôtel de Fatih où résidaient le couple et ses enfants. Deux autres touristes séjournant dans le même établissement auraient également présenté des symptômes, plus légers certes, mais suffisamment pour que le parquet d’Istanbul suive la piste d’un empoisonnement à l’insecticide. Les portes vitrées du Harbour Suites Old City Hotel sont scellées, le propriétaire de l’hôtel et un employé arrêtés.

S’ensuit une descente de police dans les locaux de la société de pesticides qui s’est chargée de la désinsectisation de l’établissement. Son patron et un employé ont été placés en détention. Plusieurs médias turcs ont mis en doute le fait que l’entreprise possédait les certifications et qualifications requises. Au cours de son interrogatoire, révèle CNN Türk, le propriétaire a affirmé aux policiers : « Cette entreprise est enregistrée à mon nom, mais je ne possède aucun certificat de formation. » L’employé, lui, a déclaré avoir utilisé deux produits, « Alfax et Selpermentin », dilués dans de l’eau à l’aide d’un pulvérisateur, comme il l’avait « toujours fait ».

Selon la chaîne d’information, qui a eu visiblement accès à des éléments de l’enquête, l’employé a bien été appelé par l’hôtel pour traiter la chambre de la famille Böcek, qui « avait signalé la présence d’insectes » au gérant de l’établissement. Le problème, notent les enquêteurs, est que le couple et ses enfants sont revenus dans leur chambre à peine une heure et demie après le calfeutrage et la pulvérisation des produits. Les procédures, en pareil traitement, nécessitent, selon les spécialistes, entre deux et trois jours d’aération des chambres avant de les rendre à nouveau accessibles.

« Un produit mortel pour les humains »

Mais ce n’est pas tout. Plusieurs médias ont rapporté l’utilisation probable de phosphure d’aluminium, un puissant produit chimique employé dans l’agriculture ou dans les zones de stockage contre les parasites. En quelques jours, le nom de ce composé hautement toxique s’est ainsi invité sur les plateaux de télévision et de radio. A coup d’explications de spécialistes, on a appris que cette substance pénètre même dans les murs s’ils sont mal isolés et qu’elle se propage extrêmement rapidement à travers les interstices. Le quotidien Milliyet a rapporté que ce poison qui se transforme en phosphine au contact de l’eau ou de muqueuses humides était « extrêmement mortel, non seulement pour les punaises de lit, mais aussi pour les humains ». Il a précisé que les chances de guérison étaient minimes, faute d’antidote.

De son côté, la sœur de la défunte a accusé la clinique d’Istanbul, où la famille a été admise, de négligences. Selon elle, aucun test sanguin n’a été pratiqué par l’établissement, ni chez les parents ni chez les enfants.

Depuis, les Böcek ont été inhumés en Anatolie centrale, à Afyon et dans un village à proximité, d’où les deux parents étaient originaires. Encore ces derniers jours, les médias ont continué de s’intéresser à l’affaire. Le journal progouvernemental Sabah a pointé « les graves manquements dans le secteur de la lutte antiparasitaire en Turquie », un marché de près de 9 milliards de livres turques (184 millions d’euros). Près d’un tiers des entreprises, souligne le quotidien, n’y a pas de licence et « les artisans non agréés manquent de formations suffisantes ».

D’autres médias ont souligné les inquiétudes que ce drame, au-delà de sa charge émotionnelle, suscite dans le secteur du tourisme. Istanbul attire des millions de visiteurs (18,6 millions en 2024) grâce à son patrimoine unique, ses paysages urbains et sa gastronomie. Le secteur continue de croître, même s’il n’est pas insensible aux fluctuations économiques et politiques. L’agence allemande DPA a rappelé le sort d’une étudiante allemande décédée dans la mégapole il y a un an. Le décès de la jeune femme avait initialement été attribué à une intoxication alimentaire. Le rapport médico-légal publié en août a conclu à un empoisonnement probable par des pesticides utilisés contre les punaises de lit.

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