En Turquie, la répression sans fin des principaux organes d’opposition au pouvoir/Nicolas Bourcier/LE MONDE

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Le Monde, le 7 juillet 2025

Maires du Parti républicain du peuple, journalistes, voix critiques : les vagues d’arrestation se multiplient pour faire taire toute contestation du pouvoir de l’AKP, le parti du président Recep Tayyip Erdogan.

Jusqu’où ira la répression ? Du plus anonyme fonctionnaire municipal jusqu’aux maires des plus grandes villes de Turquie, du caricaturiste aux journalistes les plus incisifs, les vagues d’arrestations à l’encontre des milieux de l’opposition et des voix critiques vis-à-vis du pouvoir ne cessent d’affluer. Samedi 5 juillet, trois nouveaux édiles du Parti républicain du peuple (CHP), Zeydan Karalar, Muhittin Bocek et Abdurrahman Tutdere, respectivement à la tête des villes d’Adana, d’Antalya et d’Adiyaman, ont été arrêtés, tôt le matin, dans le cadre d’une enquête coordonnée sur de supposées accusations de crime organisé et de corruption.

En début de semaine, la police avait arrêté 137 personnes pour des allégations similaires dans le bastion de l’opposition d’Izmir, portant à près de 250 le nombre de membres du CHP sous les verrous depuis l’incarcération, le 19 mars, d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et principal adversaire du président Recep Tayyip Erdogan. Peu avant, lundi matin, s’était ouvert au palais de justice d’Ankara un procès contre ce même CHP pour « fraude ». Lors de son dernier congrès, fin 2023, la formation aurait « acheté des voix », selon une plainte, pour mettre à sa tête Özgür Özel, le leader actuel du parti qui s’est particulièrement illustré pour son rôle dans la coordination des manifestations de ces derniers mois.

Samedi, le journaliste Timur Soykan, connu et respecté pour avoir révélé le mariage forcé d’une fillette de 6 ans ou décrit des réseaux de corruption concernant jusqu’aux plus hautes autorités du pays, a critiqué sur son compte X toute cette escalade judiciaire et policière. « Le coup d’Etat se poursuit. La volonté du peuple est bafouée. Les urnes n’ont plus aucun sens », a-t-il notamment posté. Arrêté quelques heures plus tard, il a été déféré dimanche devant un juge avec une demande d’arrestation du parquet pour « diffusion publique d’informations trompeuses » et « incitation à commettre un crime ». Il a été libéré dans la soirée. Devant le procureur, il a déclaré que les opérations évoquées dans ses posts « sont liées à l’utilisation de la justice à des fins politiques – si je suis arrêté, la véracité de mes tweets sera évidente ».

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La détention de Timur Soykan, récipiendaire du Prix de la liberté de la presse en 2022, suit celle de l’ancien présentateur vedette Fatih Altayli, toujours derrière les barreaux. Chroniqueur indépendant sur YouTube et suivi par 2,8 millions d’abonnés sur X, il avait commenté, le 20 juin, un sondage indiquant que 70 % des Turcs s’opposeraient à une présidence à vie de M. Erdogan. Il avait par ailleurs affirmé que « le peuple turc aimait choisir ses dirigeants par les urnes » et rappelé que plusieurs sultans ottomans avaient finis « assassinés » ou « étranglés ». Un procureur a estimé que son commentaire menaçait le président turc. Des dizaines de procédures du même type sont en cours à l’encontre de différents médias et professionnels de la presse.

« Fracturer le CHP et saper sa direction »

« Ces derniers temps, les tribunaux sont devenus très sensibles à la critique, et les fonctionnaires de l’Etat y sont devenus intolérants, a déploré Erol Önderoğlu, représentant turc de Reporters sans frontières, lors d’une conférence de presse organisée dimanche devant le tribunal d’Istanbul de Çaglayan. Aujourd’hui, même la critique la plus banale à l’égard du pouvoir peut entraîner une action en justice et mener en prison. »

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Réagissant aux descentes de police contre les maires, Wolfango Piccoli, coprésident du cabinet d’analyse économique Teneo, à Londres, estime que « le contexte de ces arrestations révèle un recours croissant aux pressions juridiques et administratives par le gouvernement d’Erdogan pour réprimer la dissidence et l’opposition ». Il explique : « Le régime intensifie une répression politique pour affaiblir et délégitimer le CHP. » Selon lui, le chef de l’Etat poursuit une offensive juridique « lente et calculée pour fracturer le CHP et saper sa direction », en misant sur le temps et le contrôle institutionnel, « tout en risquant de subir les réactions négatives d’un public de plus en plus désillusionné ».

De fait, malgré cette pression juridique croissante, le CHP reste en tête des enquêtes d’opinions. Plusieurs sondages indiquent que l’électorat considère ces enquêtes pour corruption comme un écran de fumée politique plutôt que comme de véritables actions en justice. Les ténors du parti se sont d’ailleurs succédé pour affirmer que le pouvoir judiciaire était instrumentalisé afin de masquer la chute continuelle de la formation du président Erdogan, le Parti de la justice et du développement (AKP), depuis son revers cuisant aux municipales de mars 2024. Ils ont rappelé que les enquêtes semblaient pour le moins sélectives, ciblant uniquement les élus de l’opposition tout en préservant les responsables affiliés à l’AKP visés par des allégations similaires.

Usant de mots choisis et de son ton mordant, le leader du CHP, Özgur Özel, a qualifié les arrestations de samedi d’« opération sale menée par un politicien », en faisant référence au procureur général d’Istanbul, Akin Gürlek, qui a ordonné la plupart des enquêtes visant le CHP. Ce magistrat avait condamné l’ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde) Selahattin Demirtas avant d’être nommé vice-ministre de la justice en 2022. Il avait été critiqué par Ekrem Imamoglu lors d’une conférence, le 20 janvier, avec les résultats que l’on connaît.

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Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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