En Turquie, le CHP et son candidat Ekrem Imamoglu en attente de leur sort/Nicolas Bourcier/LE MONDE

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Le Monde, le 21 novembre 2025

Le maire d’Istanbul et chef de l’opposition, incarcéré depuis mars, est poursuivi pour 142 chefs d’accusation lourds. Son arrestation est dénoncée comme une manœuvre politique visant à étouffer la principale force d’opposition turque à l’approche de la présidentielle de 2028.

Personne ne sait si Ekrem Imamoglu, en son for intérieur, a éclaté de rire du fond de sa cellule – ou hurlé sa consternation. Dix jours après la publication de son acte d’accusation pour lequel il encourt jusqu’à deux mille trois cent cinquante-deux années de prison, selon le calcul du parquet, le maire d’Istanbul, rival et bête noire du président Recep Tayyip Erdogan, incarcéré depuis la mi-mars, n’a eu de cesse en tout cas de clamer son innocence et de fustiger une justice aux ordres.

Encore mercredi 19 novembre, par la voix de ses soutiens, le candidat désigné par la principale formation d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), à la prochaine élection présidentielle a fait parvenir un communiqué dans lequel il cite l’exemple de l’ancien premier ministre Adnan Menderes, pendu en 1961, après un procès expéditif mené par la junte militaire : « Les années passent, les générations changent ; la mentalité des coups ne change jamais. » Depuis son arrestation, le CHP qualifie les interventions et procédures contre lui et le parti comme autant de tentatives de coup d’Etat.

Au total, l’édile de la mégapole du Bosphore est poursuivi dans 12 affaires pénales pour « terrorisme et corruption », « abus de pouvoir », « trucage d’appels d’offres », « fraude électorale », « faux en écriture », « menaces et insultes ». La plus lourde charge est venue le 11 novembre. Elle a été portée en personne par le procureur général d’Istanbul, Akin Gürlek.

Menace d’une dissolution

Devant les micros des journalistes, cet ancien juge, promu vice-ministre de la justice en 2022, a présenté le plus gravement du monde l’édile d’Istanbul comme coupable de 142 infractions pénales. L’épais acte d’accusation de 3 379 pages désigne le maire comme étant le chef d’« une organisation criminelle » et liste plus de 400 suspects. Il s’en prend également à la direction du CHP, faisant planer la menace d’une dissolution ou d’une mise sous tutelle. Une audience, portant uniquement sur la section locale du CHP d’Istanbul, était d’ailleurs prévue au palais de justice de la ville, vendredi 21 novembre. Celle-ci pourrait marquer le début du grignotage de son autonomie.

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Dans un document rendu public en début de semaine, les avocats du maire ont tenté de répondre aux lourdes accusations, dénonçant une atteinte aux règles les plus élémentaires du droit. Ils ont rappelé que, depuis que l’étoile montante du CHP a remporté la mairie d’Istanbul en 2019, plus de 1 000 inspections et plus de 100 enquêtes ont été menées à son encontre et à l’encontre de la municipalité. Cette « pression », notent-ils, s’est intensifiée en mars lorsque le diplôme universitaire du maire – une condition constitutionnelle pour être éligible à la présidence – a été annulé « sans procédure régulière ». L’édile a été placé en détention douze heures plus tard.

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Le dossier d’accusation rédigé par le procureur d’Istanbul repose, d’après les avocats, sur des « allégations vagues et non attestées » : « Des accusations de crime organisé sans preuve de hiérarchie ou de coordination ; des allégations de corruption qui ignorent le fait que les maires ne signent pas les appels d’offres ; l’accès routinier à des données présenté comme de l’espionnage ; et des questions administratives présentées comme des actes criminels. »

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Ils soulignent également le recours aux témoins secrets, dont les noms ne sont connus que par les procureurs – une pratique qui s’est multipliée ces dernières années. Un témoin apparaîtrait ainsi, d’après eux, dans deux dossiers distincts avec des chronologies « contradictoires », « affirmant dans une déposition avoir assisté à des réunions, à Istanbul, à des moments où les enregistrements de localisation téléphonique le situent à des centaines de kilomètres de là ». Les avocats ajoutent que certains des témoignages ont été obtenus sous la contrainte et « entièrement fondés sur des ouï-dire ».

Le CHP, premier parti du pays

L’acte d’accusation va également au-delà du seul cas d’Imamoglu en visant le CHP. Dans son réquisitoire, Akin Gürlek renvoie le parti devant la Cour de cassation, seule autorité capable d’engager une procédure de dissolution d’une formation politique devant la Cour constitutionnelle. Une tentative évidente, estiment les défenseurs, de « démantèlement de la principale force d’opposition en Turquie ». Depuis les municipales de 2024, le CHP est le premier parti du pays.

Dans une tentative de clarification des principales actions judiciaires en cours, la plateforme d’information Stüdyo recap a indiqué, de son côté, qu’il était frappant de constater que presque tous les dossiers visant Ekrem Imamoglu, et ce malgré la diversité des procédures, contiennent une demande d’« interdiction politique » au titre de l’article 53 du code pénal turc. Le quotidien Cumhuriyet a, lui, résumé l’acharnement judiciaire en quelques mots : « Chaque mesure prise par Imamoglu pour remporter une élection est considérée comme un acte criminel. »

Depuis le début des procédures, le chef du CHP, Özgür Özel, cite quasi systématiquement le nom du procureur Gürlek lors des meetings qu’organise le parti chaque semaine dans un quartier différent d’Istanbul. Encore mercredi, dans le district de Sultangazi, où plusieurs milliers de manifestants se sont à nouveau rassemblés, il a dénoncé les manœuvres du pouvoir, l’oppression et l’injustice. Les doubles standards aussi du magistrat.

Il y a quelques semaines, à Ankara, devant les députés, le dirigeant avait rappelé le glissement du pays en queue de liste des classements internationaux en matière de démocratie. D’après l’indice sur l’Etat de droit en 2025 de l’organisation World Justice Project, la Turquie pointe à la 118e place, juste devant la Russie, 119e, sur un total de 143 pays.

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Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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