En Turquie, les actes de rejet se multiplient contre les Syriens d’Istanbul, peu enclins à rentrer au pays/ Nicolas Bourcier/LE MONDE

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Le Monde,le 19 août 2025

Sur les plus de 3,5 millions de réfugiés syriens en Turquie, Istanbul en abrite au moins 530 000, dont seuls 20 000 seraient repartis en Syrie depuis la chute de la dictature. Sur fond de crise économique et de pouvoir d’achat en berne, leur présence est de moins en moins tolérée par les Stambouliotes.

Il ne reste plus rien, ou presque : pas une affiche, pas un tag, pas même une petite enseigne à l’ombre d’une rue. En ce dimanche de la mi-juillet, le quartier de Sulukule, pointe extrême de la péninsule historique d’Istanbul, écrasé par les murailles byzantines de Théodose et un soleil de feu, somnole en silence. Les inscriptions en arabe ont disparu, les publicités et les écriteaux des entrepreneurs syriens se sont effacés. La « petite Syrie », comme l’ont surnommée les médias à sensation turcs dès les premières arrivées des familles syriennes fuyant les horreurs de la guerre civile déclenchée en 2011, s’est comme évanouie.

Il faut passer le hall d’entrée d’un immeuble pour lire une affichette rédigée en turc et en arabe : « N’ouvrez pas la porte de votre bloc à des étrangers – Evitez les comportements qui peuvent déranger vos voisins. » Un peu plus bas, au détour d’une artère commerçante, écrit en forme de sous-titre d’un écriteau publicitaire, le nom en arabe d’un artisan syrien « spécialiste en décoration et tous travaux » sur la devanture de sa boutique.

« Nous, Syriens, sommes toujours là,glisse d’un sourire contenu un client qui ne souhaite pas donner son nom. Nous sommes seulement plus discrets» La cinquantaine, deux enfants, l’homme originaire de Damas ajoute avant de tourner les talons : « Beaucoup d’entre nous veulent rentrer au pays, mais pas tant que la situation y restera aussi instable. » Allusion directe aux récentes violences confessionnelles survenues dans le sud et à l’ouest du pays, mais aussi à la pauvreté, au manque d’infrastructures et aux défis colossaux auxquels la Syrie est confrontée.

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D’après les chiffres officiels, 273 000 réfugiés syriens installés en Turquie ont pris le chemin du retour depuis la chute du régime Al-Assad, en décembre 2024. La majorité d’entre eux étaient installés près de la frontière, entre Gaziantep, Hatay et Adana, souvent dans des conditions de vie ou de travail précaires. Seuls quelque 20 000 venaient d’Istanbul. C’est peu en regard du nombre de Syriens enregistrés dans la métropole et compte tenu de la volonté affichée des autorités turques d’accélérer leur retour.

« Sentiment de “trop-plein migratoire” »

Ce nombre a peu varié depuis 2017. En juillet 2019, le gouvernement AKP (Parti de la justice et du développement) du président Recep Tayyip Erdogan, qui vient de subir une sévère défaite aux élections locales à Istanbul, décide soudainement de ne plus accepter de nouveaux Syriens dans la métropole. Certains arrondissements sont présentés par les autorités comme étant « saturés ». Aux quartiers dits « sensibles »,plus aucun permis de résidence ne sera délivré à partir de 2021. Lorsque le ministre de l’intérieur d’alors, Süleyman Soylu, avance quelques mois plus tard que, selon ses calculs, le nombre total de Syriens sur les rives du Bosphore était en réalité de 1,3 million, la polémique sur leur présence prend des allures de scandale national. L’homme fort du gouvernement de l’époque avait additionné les réfugiés dûment enregistrés aux résidents et travailleurs autorisés.

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« Cette inflexion du mode de gestion des réfugiés syriens et, simultanément, du discours public, entraînant la fragilisation sinon l’obsolescence du discours de l’accueil inconditionnel qui avait prévalu jusqu’alors et singularisé l’AKP dans le champ politique turc, semble avoir eu pour effet de libérer et d’accompagner à la fois le discours de la haine et la parole raciste ordinaire à Istanbul », écrit le géographe Jean-François Pérouse dans son dense et récent ouvrage Istanbul à l’heure syrienne (2025, Inaclo Presses, 214 pages, 18 euros).La Turquie accueille plus de la moitié des 7 millions de réfugiés dénombrés hors Syrie, faisant d’Istanbul la capitale des Syriens forcés à l’exil. Près de 530 000 y bénéficient d’une « protection temporaire », un statut mis en place par les autorités turques en 2014. Aucune provincen’en abrite autant.

Avec la pandémie de Covid-19, la dégradation de la situation économique, l’inflation, la perte de pouvoir d’achat et la dépréciation de la monnaie nationale que la Turquie connaît depuis 2020, les tensions s’amplifient. Les actes de rejet se multiplient, de même que les incidents racistes. Certaines mairies organisent des opérations de « retour volontaire ». Sur les plateaux de télévision, la « question des Syriens » est instrumentalisée par les personnalités politiques, de l’extrême droite aux sociaux-démocrates nationalistes. L’opinion publique, elle, bascule : selon l’institut Metropoll, 81 % des personnes interrogées estiment que les Syriens doivent regagner leur pays. Ils sont même 85 % parmi l’électorat de l’AKP.

« Le malaise social s’est converti en sentiment de “trop-plein migratoire”,poursuit Jean-François Pérouse. Cette montée d’intolérance à Istanbul coïncide avec l’accentuation de l’invisibilisation syrienne (…), son repli dans la sphère familiale, une recherche de la discrétion et des pratiques décalées dans les espaces publiques. » Dans les parcs et les espaces verts, il devient fréquent de voir les familles syriennes venir un peu plus tôt ou plus tard dans la journée. A Sulukule comme ailleurs dans le pays, les drapeaux syriens sont décrochés des boutiques.

« Les gens sont coincés »

Ces dernières années, la mégapole aux 16 millions d’habitants a compté plus d’une dizaine de « petites Syrie », des « petits Damas » et des « quartiers syriens » plus ou moins visibles, répartis au gré des fluctuations de la ville et de l’aggravation de la situation sur le théâtre syrien.

Abil (les personnes citées par leur prénom n’ont pas souhaité donner leur nom de famille) réside à Fatih, arrondissement populaire et conservateur situé au cœur d’Istanbul, depuis son arrivée, en 2014. A l’époque, il avait 14 ans. Il était seul, ses parents ayant été tués par les hommes du régime de Damas. Comme tant d’autres, il s’est débrouillé avec l’aide des réseaux de sa famille, un oncle gérant d’une petite boutique, un cousin disposant d’une chambre. Il a travaillé un temps, comme beaucoup, dans un atelier textile. Depuis, il s’est reconverti à la mécanique dans un garage automobile d’Aksaray. Lui aussi affirme ne pas vouloir rentrer, « en tout cas pas dans l’immédiat ».

Assis dans un coin d’ombre sur la grande esplanade de la mosquée de Fatih, entouré d’une poignée d’amis syriens, il explique que la situation est devenue difficile. « On sent la pression pour qu’on reparte. Du coup, on sort moins, on ne se fait pas remarquer. » Même son de cloche chez Sabah, médecin dans une des deux cliniques pour Syriens de Fatih : « Les gens sont coincés,dit-elle. D’un côté, la Syrie et ses dangers, de l’autre Istanbul où les prix augmentent sans cesse, les loyers deviennent fous et le niveau de l’enseignement dégringole, avec nous au centre, pris pour cible et accusés d’être responsables de tous les maux. »

Ibrahim, lui, se souvient parfaitement du moment où les agents de la mairie de Fatih sont venus pour remplacer une à une les enseignes écrites en arabe de la grande rue commerçante d’Aksemsettin, interminable succession de magasins syriens. « C’était en 2024, explique-t-il, peu après les élections municipales », où l’arrondissement, fief traditionnel de l’AKP, a failli passer dans les mains de l’opposition. Originaire d’Alep, arrivé à l’âge de 4 ans, devenu vendeur occasionnel de bonbons et de barres chocolatées dans la rue, il hausse les épaules quand on lui parle de la Syrie. Il n’en a aucun souvenir. « Moi, je veux rester. »

Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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