Depuis plusieurs mois, les institutions turques mènent une offensive sans précédent contre les figures montantes du CHP, principale formation d’opposition en Turquie, issue de la tradition laïque kémaliste. Ce mercredi, cinq nouveaux élus ont été placés en détention, trois d’entre eux dirigeant des arrondissements clés d’Istanbul. Ils rejoignent Ekrem Imamoglu, maire emblématique de la mégapole, arrêté le 19 mars pour corruption et « soutien à une organisation terroriste », selon une déclaration partagée par la municipalité.
Ces charges, fermement démenties par les intéressés, sont qualifiées d’« immorales et sans fondement » par Imamoglu. Ce dernier a déclaré dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux : « Je me confie à ma nation », appelant à la mobilisation contre ce qu’il considère comme une injustice. Human Rights Watch a également critiqué le manque de preuves tangibles dans les dossiers montés contre les élus de l’opposition. Leur simultanéité et leur concentration sur des personnalités charismatiques du CHP soulèvent des interrogations sur la finalité réelle de ces poursuites.
Le spectre d’une démocratie confisquée
La stratégie du président Recep Tayyip Erdogan semble limpide : entraver toute alternative crédible en vue de la présidentielle de 2028. Le CHP, en effet, a remporté une victoire historique lors des élections municipales du printemps 2024 de 37,8% des voix, raflant Istanbul, Ankara, Izmir et 35 capitales provinciales. Cette progression dans des bastions conservateurs traditionnellement acquis à l’AKP a rompu l’hégémonie du parti au pouvoir depuis plus de deux décennies.
Dans ce contexte, l’arrestation d’Imamoglu – considéré comme l’adversaire le plus crédible pour Erdogan – apparaît comme une tentative de neutralisation politique. Le diplôme universitaire de l’édile avait d’ailleurs été annulé lors de son arrestation, ajoutant un obstacle sur sa route politique, la Constitution turque exigeant que tout candidat à la présidence en possède un. Le président du CHP, Özgür Özel, dénonce « un coup d’État contre le prochain président de la République » et promet une résistance « jusqu’au bout ».
Contestation populaire réprimée
L’arrestation d’Imamoglu a déclenché une vague de protestations à travers le pays. Des manifestations ont eu lieu dans au moins 32 des 81 provinces turques selon un comptage de l’AFP, malgré les interdictions de rassemblement imposées par les autorités. Le mouvement de contestation, soutenu par de nombreux jeunes et étudiants, s’inscrit dans une volonté de défendre les institutions démocratiques du pays. Pourtant il peine à atteindre la masse critique capable d’ébranler le pouvoir. La réponse policière reste ferme et fait usage de gaz lacrymogène, de balles en caoutchouc, de canons à eaux, tandis que la communauté internationale, soucieuse de ménager un allié stratégique, réagit avec retenue.
Le CHP a néanmoins lancé une vaste pétition pour exiger la libération du maire et des élections anticipées. Selon le parti, plus de 7,2 millions de signatures ont déjà été recueillies. Özel promet de transformer le prochain scrutin en « vote de défiance » historique et affirme qu’Imamoglu, même depuis sa cellule, « a la force de battre Erdoğan au premier tour et avec une très belle marge ».
Une répression à double front
La purge ne touche pas seulement les élus laïcs du CHP. Le 4 novembre dernier, trois maires prokurdes du Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM, ex-HDP) ont été destitués à l’aube et placés en garde à vue, accusés de liens avec le PKK. Le même motif avait été avancé quelques jours plus tôt contre Ahmet Ozer, universitaire reconnu et proche d’Imamoglu, également arrêté. Dans une tribune publiée depuis sa cellule, Imamoglu a dénoncé une « république de la peur », affirmant que « personne n’est en sécurité » sous le régime actuel.
Cette double offensive – contre la gauche républicaine d’un côté, contre les forces kurdes de l’autre – donne au pouvoir turc les traits d’un régime obsédé par le contrôle de toute forme de dissidence, même électorale.
Une opposition déterminée
La communauté internationale a exprimé son inquiétude face à ces développements. Le Parlement européen a appelé à la libération d’Imamoglu, tandis que la diplomatie française a dénoncé des « atteintes graves à la démocratie ». Malgré la répression, le CHP continue de mobiliser ses partisans. Le parti a organisé une primaire ouverte pour désigner son candidat à l’élection présidentielle de 2028, à laquelle ont participé près de 15 millions d’électeurs, dont 13 millions de non-adhérents. Imamoglu a été largement plébiscité, confirmant sa position de principal rival d’Erdogan. Le CHP promet, en cas de victoire, de restaurer la démocratie, la liberté de la presse et la séparation des pouvoirs en Turquie.
Alors que les autorités poursuivent leur campagne contre l’opposition, la société civile et les institutions internationales appellent au respect des principes démocratiques et des droits humains tandis que 23.000 employés d’Izmir sont aujourd’hui en grève pour protester contre les défaillances du système étatique.