MÉDIAPART, Le 3 septembre 2025
Ankara espérait remodeler la Syrie post-Assad en imposant une domination sunnite et en neutralisant les forces kurdes. Mais l’équation syrienne, minée par les violences confessionnelles, les ambitions israéliennes et les alliances mouvantes de Washington, pose de rudes défis.
« Ce que tu comptes à la maison ne correspond pas au bazar. »
Ce célèbre proverbe turc, proche du français « Rien ne se passe jamais comme prévu », illustre à merveille la stratégie politique actuelle de la Turquie en Syrie.
Malgré les récits optimistes autour du nouveau régime du leader du HTS, Ahmed al-Sharaa, censé succéder à Bachar el-Assad, la situation syrienne s’avère de plus en plus difficile, peut-être même davantage qu’au temps d’Assad.
Au départ, l’éviction d’Assad fut en partie le fait d’Ankara, qui soutint Ahmed al-Sharaa — une figure liée à Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), une émanation d’al-Qaïda — pour diriger les forces islamistes syriennes et renverser le régime en décembre dernier.

Peu auparavant, la coalition au pouvoir en Turquie, menée par le président Recep Tayyip Erdoğan et son allié nationaliste Devlet Bahçeli, lançait ce qu’elle baptisa « La Turquie sans terrorisme » : un processus de « paix » domestique aussi vague qu’unilatéral, exigeant du PKK qu’il se dissolve et dépose les armes.
Ce qu’Ankara concéderait en retour reste, à ce jour, tout aussi ambigu, limité à une hypothétique « amélioration des conditions » de détention du leader emprisonné, Abdullah Öcalan. Dans le même temps, Ankara haussait la mise en incitant les FDS à intégrer l’armée du gouvernement islamiste de Damas.
À première vue, tout paraissait synchronisé : le HTS, force purement sunnite, devait dominer la Syrie et absorber la plus grande milice armée, les FDS, réduisant à néant les espoirs kurdes — mais aussi alaouites et druzes — d’autonomie fédérale.
Le plan reposait sur l’idée qu’Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du PKK, pourrait négocier le désarmement de son mouvement et la subordination des forces kurdes au gouvernement islamiste de Damas, remettant les armes des FDS aux autorités syriennes.
Or, ce scénario parfaitement coordonné, fondé sur une logique erratique et ignorant à la fois le facteur israélien et l’évolution de la politique américaine, s’essouffle. Les dynamiques internes syriennes nourrissent les clivages ethniques et la violence, tandis que le processus de paix turc s’enlise.
Les FDS constatent que Washington penche vers un modèle syrien multiculturel et confédéral souple, en phase avec les démonstrations de soutien d’Israël aux minorités, notamment les Druzes. La Russie, traditionnellement protectrice de la minorité alaouite syrienne, contrarie elle aussi les calculs d’Ankara.

La Syrie s’apprête désormais à un nouveau tournant. Les élections législatives, prévues du 15 au 20 septembre 2025, seront les premières depuis la chute d’Assad en décembre 2024. Mais leur portée reste limitée : une partie seulement du parlement sera élue de manière indirecte, et les régions kurdes du nord en sont exclues.
Les violences confessionnelles dans le sud du pays — entre Druzes, Alaouites et milices bédouines — ont déjà fait des centaines de victimes cette année, révélant la fragilité de l’ordre politique. L’exclusion des Kurdes, qui représentent une part significative de la population, accentue les fractures et mine la légitimité du scrutin.
« L’objectif est clair : créer à Damas un faux ‘parlement-potiche’ pour tromper le monde », dénonce l’ancien diplomate turc Hakan Okçal, rappelant qu’aucun recensement ni registre électoral n’existe et que Sharaa nommera lui-même 70 députés. Les principales régions kurdes et druzes sont exclues du vote « pour des raisons de sécurité », attisant les tensions et approfondissant la fracture entre Damas, Hassaké et Soueïda.
Les ambitions turques en Syrie contrastent fortement avec les efforts fragiles de reconstruction de Damas. Ankara considère l’autonomie kurde comme une menace existentielle liée au PKK, ce qui intensifie ses affrontements avec le gouvernement de transition.

Mais les FDS restent fermes.
« Nous n’accepterons jamais un retour à un système centralisé en Syrie, ni aux conditions qui prévalaient avant 2011. Si le nouveau gouvernement refuse de reconnaître la décentralisation, nous serons contraints de réclamer l’indépendance », a déclaré Salih Muslim, haut responsable du PYD, aux médias du PUK.
La position d’Israël reflète, quant à elle, des inquiétudes sécuritaires aiguës après la chute d’Assad.
Depuis décembre 2024, Israël a mené près de 1 000 frappes aériennes à travers la Syrie, contrôlant des zones stratégiques proches du Golan.
Israël exige la démilitarisation complète des gouvernorats du sud — Quneitra, Deraa et Soueïda — ainsi que le retrait des troupes syriennes au sud de Damas. L’État hébreu soutient aussi les ambitions kurdes et encourage la résistance des minorités — Druzes, Alaouites et autres groupes non sunnites — en promettant une aide militaire et en favorisant une structure fédérale lâche.
La politique américaine a oscillé. L’administration Trump appuyait initialement une Syrie unitaire, en phase avec Ankara, mais peinait à composer avec la réalité d’al-Sharaa et la complexité locale et régionale.

Plus récemment, l’envoyé spécial des États-Unis pour la Syrie et ambassadeur en Turquie, Tom Barrack, a infléchi sa position, privilégiant la « diversité culturelle » à l’unité et affirmant que les FDS ne sont plus liés au PKK — un succès diplomatique pour les Kurdes et même pour Israël, signe des nouvelles priorités de Washington.
Se sentant acculée, Ankara hausse le ton face à des défis stratégiques croissants. Même le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a admis que les calculs initiaux avaient échoué.
Lors d’une conférence de presse à Djeddah, le 25 août, Fidan déclara :
« Nous avons dit, après le 8 décembre (la chute d’Assad et l’ascension de Sharaa), qu’une ère s’achevait et qu’une autre commençait en Syrie. Mais cette nouvelle ère n’est pas plus facile. Les défis sont plus grands, les problèmes plus visibles, et une nouvelle période s’ouvre. La responsabilité de la Turquie est immense. »
Le président Erdoğan, de retour du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, affirma :
« Nous ne fermerons pas les yeux sur ceux qui sèment le trouble en Syrie, pas plus que Damas n’y consentira. Nous voulons une Syrie unie dans toute sa diversité. Sharaa partage notre vision. »
« Beaucoup sèment le chaos en Syrie. Nous savons qui ils sont. Nous n’abandonnerons pas la Syrie. Cette fois, les seigneurs de guerre qui alimentent le chaos perdront. »
Avec les États-Unis jouant un rôle médian changeant, la Syrie évolue vers un nouvel « équilibre de la terreur » le long de ses frontières sud et nord. Les élections et les relations Ankara-Damas dicteront probablement les prochains mouvements militaires israéliens et turcs.
Les craintes grandissent qu’une vaste offensive turque contre les zones autonomes tenues par les FDS n’incite Israël à renforcer son contrôle sur les régions druzes, voire à accroître sa pression sur Damas.
Si tel est le cas, des conséquences encore plus dramatiques sont à prévoir.
Ancien principal adversaire d’Assad et opposant acharné à l’autonomie kurde, la Turquie jongle désormais avec des priorités contradictoires : maintenir ses liens fragiles et risqués avec le gouvernement islamiste syrien, affronter l’agression israélienne au sud et s’adapter à l’approche militaire-diplomatique hésitante de Washington.
Sur le plan intérieur, le prétendu « processus de paix » est quasiment à l’arrêt. Le mouvement politique kurde en Turquie accentue la pression sur Ankara pour obtenir des « gestes positifs », mais les avancées concrètes se font attendre.

Une commission parlementaire ad hoc, chargée de faire progresser le « processus », n’a guère produit plus que des discours, nourrissant les soupçons selon lesquels sa mission consiste à gagner du temps au profit du bloc au pouvoir.
Jusqu’ici, elle a fonctionné comme un « club de discussion », ressassant de vieux clichés. Si mal préparée et improvisée fut sa mise en scène qu’elle refusa même à une mère kurde — officiellement invitée — le droit de s’exprimer dans sa langue maternelle devant la commission.
Les unités armées du PKK, retranchées dans les montagnes d’Irak, suspendent tout nouveau désarmement, signe d’un mécontentement croissant. De semblables sentiments s’élèvent aussi de la diaspora kurde en Europe.
Les intentions initiales d’Erdoğan et de Bahçeli, quelles qu’elles aient été, perdent rapidement leur élan.
Dans ce paysage géopolitique et domestique embrouillé, les calculs simplistes échouent : le traditionnel « compte de la maison » ne colle plus au « bazar » chaotique des réalités syriennes.
Les objectifs stratégiques de la Turquie, comme ses ambitions de paix intérieure, affrontent des épreuves inédites, à mesure que la Syrie s’enfonce dans le chaos, augurant d’une répression accrue à l’intérieur et d’une instabilité prolongée dans la région.