Le Monde, le 16 septembre 2025
Les attaques de l’Etat hébreu à Doha, le 9 septembre, ont ravivé à Ankara la crainte de tensions avec Tel-Aviv, des dizaines de dirigeants du Hamas partageant leur temps entre le Qatar et la Turquie.
L’attaque israélienne, le 9 septembre, contre des responsables du Hamas à Doha, qui a fait six morts selon les autorités qataries, a provoqué une onde de choc dans toute la région et ravivé la crainte à Ankara d’un net regain de tension avec Tel-Aviv. Le président Recep Tayyip Erdogan a immédiatement dénoncé cette frappe comme une violation du droit international et appelé l’émir Tamim Ben Hamad Al Thani pour lui exprimer sa solidarité. Surtout, la presse progouvernementale turque a laissé entendre qu’une confrontation directe avec Israël pourrait désormais passer du domaine théorique au plan pratique. Une frappe ciblée du même type sur le sol turc n’étant plus à exclure.
Depuis des années, des dizaines de dirigeants politiques du Hamas en exil partagent leur temps entre le Qatar et la Turquie. Selon plusieurs informations non confirmées, certaines personnalités de l’organisation visées à Doha s’étaient d’ailleurs rendues dans la capitale qatarie depuis la Turquie pour participer à des discussions sur un cessez-le-feu à Gaza. « A la suite de l’attaque, il est même probable que certains membres du Hamas passeront encore plus de temps en Turquie », souligne Ezgi Akin, spécialiste de la Turquie au sein du média en ligne Al-Monitor.
Ankara est le seul membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord à ne pas considérer le Hamas comme une organisation terroriste et ses responsables sont depuis longtemps reçus au plus haut niveau de l’Etat turc. Alors, lorsque Benyamin Nétanyahou et son ancien ministre de la défense, Yoav Gallant, indiquent implicitement que les dirigeants de l’organisation sont des cibles légitimes quel que soit l’endroit où ils se trouvent, les hommes forts turcs ont dû réviser leurs calculs.
Dans les mois qui ont suivi l’attaque du 7 octobre 2023, Ronen Bar, alors à la tête du Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien, avait déjà mis en garde les membres du Hamas, qu’ils soient au Liban, au Qatar ou en Turquie. La réaction du président turc avait alors été vive, insistant sur le fait qu’Israël « paierait un lourd tribut » en cas de scénario de ce type. Mais dans les faits, Ankara s’est montré prudent afin de ne pas transformer la présence du Hamas en Turquie en un front ouvert avec Israël, à un moment où les relations entre les deux pays ont atteint leur niveau le plus bas.
« Partenariat stratégique »
Les autorités turques auraient, selon différentes sources, demandé à Ismaïl Haniyeh, le chef du mouvement islamiste, qui se trouvait à Istanbul lorsque le Hamas a fait irruption dans les villes israéliennes, de quitter discrètement le territoire. A plusieurs reprises, elles ont également fermement démenti tout transfert du bureau politique du Hamas installé au Qatar en Turquie.
Depuis les soulèvements arabes, Ankara et Doha ont formé ce qu’ils désignent comme un « partenariat stratégique », aligné non seulement sur la question palestinienne, mais aussi sur la Syrie et la Libye. La relation entre les deux capitales s’est même renforcée lorsque la Turquie est venue en aide au Qatar, lors de l’embargo imposé notamment par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, en 2017. « Une attaque contre le Qatar n’est pas perçue à Ankara comme une attaque contre un pays lointain, mais comme un coup porté à un allié avec lequel le destin de la Turquie est étroitement lié », affirme Ezgi Basaran, politologue turque spécialiste du Moyen-Orient à l’université d’Oxford.
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« Il est évident, poursuit-elle, que l’attaque de Doha a contraint le cercle restreint de l’AKP [Parti de la justice et du développement, le parti au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan] à affronter une réalité qu’il cherchait depuis longtemps à repousser ou qu’il considérait comme farfelue. L’alignement avec le Hamas et le partenariat avec le Qatar exposent la Turquie aux retombées de la campagne israélienne qui prend de l’ampleur. Ce qui semblait autrefois être une lutte d’influence en Syrie [entre les deux pays] pourrait désormais comporter le risque d’une confrontation directe. »
Au lendemain de l’attaque à Doha, le commentateur Veysel Kurt, professeur de sciences politiques à l’université Medeniyet, à Istanbul, collaborateur au cercle de réflexion Seta, très influent sur la politique moyen-orientale de l’AKP, a écrit dans le média en ligne Fokus+ : « Ankara doit commencer à considérer l’action israélienne, qu’elle soit directe ou par “proxy” [par tiers interposé], non pas comme une improbabilité lointaine, mais comme une menace réelle. »