Le Piège Kurde d’Ankara/Yavuz Baydar/MEDIAPART

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MEDIAPART, le 1e août, 2025

Les plans les mieux préparés finissent-ils toujours par échouer ? Cette question revient avec insistance alors que l’agenda de transition en Syrie se complexifie, piégeant Ankara dans un enchevêtrement de défis croissants. Ce qui aurait pu marquer un tournant historique vers la réconciliation semble aujourd’hui gravement compromis.

Le désordre entre les acteurs internes est plus évident que jamais. L’équilibre anticipé en Syrie s’est effondré de manière contraire à la stratégie d’Ankara, menaçant de compromettre le « processus de paix » que le gouvernement du président Erdoğan prétendait mener en Turquie.
Au lieu de favoriser le désarmement et l’apaisement kurdes, les récents développements en Syrie — aggravés par les interventions israéliennes et l’inconstance de la politique américaine, ainsi que les dissensions persistantes entre Kurdes, Druzes et le régime de Damas — viennent saper à la fois les ambitions turques et l’équilibre régional.

Dès le départ, la stratégie d’Ankara était relativement claire : sur le plan intérieur, engager Abdullah Öcalan dans un processus de facilitation visant à convaincre le PKK de se dissoudre et de désarmer ; à l’extérieur, faire pression sur les Kurdes syriens pour qu’ils renoncent à leurs aspirations à l’autonomie ou au fédéralisme. Les responsables turcs ont toujours insisté sur la nécessité d’une synchronisation de ces deux processus.

En Turquie, grâce à l’influence d’Öcalan, des progrès semblaient possibles. En juillet 2025, après quatre décennies de guerre ayant fait plus de 50 000 morts, le PKK a annoncé qu’il déposait les armes. Ankara a salué cette décision comme « une nouvelle page dans l’histoire » — une victoire longtemps espérée pour la coalition au pouvoir et l’occasion de redéfinir les relations turco-kurdes.

Le moment était politiquement opportun. Les conseillers d’Erdoğan ont tenté de rallier les groupes proches des Kurdes pour soutenir des amendements constitutionnels permettant au président de briguer un nouveau mandat. L’idée : rassembler tous les partis sous la bannière d’une « Turquie sans terrorisme », afin de consolider un régime de plus en plus autocratique.

Cette stratégie met la principale force d’opposition, le CHP, sous pression. Quatorze de ses maires restent emprisonnés sur la base d’accusations douteuses. Dernier rebondissement : le leader du CHP, Özgür Özel, a accepté de siéger à une commission parlementaire chargée de la « question kurde » — un tournant significatif en faveur d’Erdoğan. Le travail de cette commission, qui s’annonce long, pourrait offrir au président le temps nécessaire à de nouvelles manœuvres politiques.

Mais la situation en Syrie a bouleversé les attentes d’Ankara. Le scénario envisagé par la Turquie supposait une réunification rapide sous l’autorité de Damas, l’intégration des forces kurdes, la dissolution des milices locales et une coordination avec Ankara pour contenir l’autonomie kurde à la frontière.

Or, ce scénario ne s’est pas concrétisé.

Les dirigeants kurdes syriens, en premier lieu, ne voient aucun lien entre le désarmement du PKK et leur propre objectif de préserver les acquis territoriaux et politiques obtenus durant la guerre civile. Malgré les pressions turques, ils refusent l’intégration dans le nouveau régime. Récemment, Ilham Ahmed, coprésidente de l’administration autonome kurde de Rojava, a exprimé cette position.

Elle a qualifié le régime d’Ahmad al-Shaara de « rejeton de Daech » et déclaré qu’il serait absurde de remettre les armes à un ennemi jihadiste que les FDS ont combattu pendant des années. Ses propos reflètent une méfiance profonde des Kurdes syriens, toujours insatisfaits du cadre constitutionnel syrien.

Fait intéressant, l’opposition turque abonde dans ce sens, mais sous un angle laïque. « Si les islamistes peuvent passer du jihadisme au pragmatisme, il est évident qu’on ne peut pas attendre d’eux une démocratisation », écrit Namık Tan, ancien diplomate et député CHP. « Dans cette phase embryonnaire du nouvel État syrien, les minorités — alaouites arabes, druzes, chrétiens, Kurdes, et laïques — ne se sentent ni représentées, ni en sécurité. Beaucoup préfèrent conserver le contrôle de leur sécurité et de la gestion locale afin de pouvoir se défendre contre Damas si nécessaire. »

Autre facteur aggravant : la désunion flagrante entre les grands acteurs internationaux impliqués dans l’avenir de la Syrie. La chute du régime Assad aurait résulté d’une coordination entre la Turquie, le Royaume-Uni et les États-Unis — Israël en ayant été exclu. Se sentant marginalisé, Israël a pris les initiatives unilatérales comme une menace à sa stratégie.

Profitant des tensions confessionnelles renaissantes, Israël a intensifié ses interventions. En juillet 2025 seulement, il a bombardé la Syrie près de 1 000 fois et pris le contrôle de 180 km² de territoire, justifiant ses actions par la protection de la minorité druze.

Ces interventions ont torpillé les efforts diplomatiques, rendant impossible une réintégration en douceur des régions kurdes dans la Syrie post-Assad selon les conditions d’Ankara. Résultat : le maintien de zones kurdes autonomes à la frontière turque — le scénario qu’Ankara redoute depuis des années.

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Tom Barrack, homme d’affaires américain proche de Donald Trump, et Hakan Fidan, ministre turc des Affaires étrangères

La politique américaine ajoute à la confusion. En juin 2025, le président Trump a levé de manière inattendue la plupart des sanctions contre la Syrie. Ce revirement spectaculaire a suscité plus de questions que de réponses. Depuis, les États-Unis oscillent entre soutien aux FDS kurdes et tentative de rapprochement avec le nouveau régime syrien. Des signaux contradictoires sur un retrait militaire du nord-est syrien ajoutent à l’incertitude.

Aucun accord clair ne semble exister entre Tom Barrack, envoyé spécial américain, le Département d’État et le Pentagone.
L’attitude d’Israël, qui insiste pour se poser en protecteur des Druzes du sud, conjuguée à la résistance kurde, a ravivé les tensions à Ankara. Les ministres turcs des Affaires étrangères, Hakan Fidan, et de la Défense, Yaşar Güler, ont récemment menacé d’intervenir si l’objectif d’une « Syrie unifiée » était compromis.

En parallèle, ce que les acteurs kurdes qualifient d’approche « imposée » ou « maximaliste » de la part d’Ankara semble avoir freiné le processus de désarmement du PKK. Comme le déclarait récemment un communiqué proche du mouvement : « Les armes ne peuvent être déposées tant que les causes de leur prise en main n’ont pas disparu. » En Turquie, les élus kurdes réclament des gestes de paix concrets, tels qu’une amnistie et la réintégration des maires révoqués. Ankara, pour l’instant, reste immobile, renvoyant la charge à la commission parlementaire.

Ce qui aurait pu marquer un tournant historique vers la réconciliation semble aujourd’hui gravement compromis. L’immobilisme intérieur, l’activisme militaire israélien et l’inconstance américaine ont fait dérailler les calculs d’Ankara.

À moins qu’elle n’opère un virage rapide — en instaurant une vraie transparence, en dialoguant sincèrement avec ses citoyens kurdes, et en tenant compte des acteurs extérieurs — la Turquie pourrait bien voir son « processus de paix » sombrer une nouvelle fois dans le tragique de l’histoire.

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