Depuis vendredi, trois navires russes ont été la cible de drones en mer Noire. Le président russe, Vladimir Poutine, menace de « représailles ». Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, redoute une « escalade inquiétante ».
Quelques heures seulement après la troisième attaque en cinq jours contre des pétroliers de la flotte fantôme russe en mer Noire, Vladimir Poutine a brandi, mardi 2 décembre, une nouvelle menace contre Kiev et ses alliés européens. « Ce que font actuellement les forces armées ukrainiennes est de la piraterie », a déclaré le chef du Kremlin, juste avant d’entamer les discussions à Moscou avec Steve Witkoff, l’émissaire spécial du président américain, Donald Trump.
Habitué, depuis l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, à présenter la Russie en agressé et non en agresseur, M. Poutine a averti que Moscou pourrait envisager « la possibilité de mesures de représailles contre les navires des pays qui aident l’Ukraine à commettre ces actes de piraterie ». Il n’a pas cité de pays, mais a précisé que seraient visés les installations portuaires et les navires faisant escale dans les ports ukrainiens. Et il a ajouté une nouvelle menace : « L’option la plus radicale serait de couper l’Ukraine de la mer ; la piraterie deviendrait alors, en principe, impossible. »
Depuis le début la guerre, l’Ukraine a mené des frappes navales contre des navires russes, notamment en utilisant des drones sous-marins chargés d’explosifs. Ses opérations, souvent spectaculaires, se sont jusqu’à présent limitées aux eaux septentrionales de la mer Noire. En recul sur ses terres, en grande difficulté dans les négociations en cours, Kiev vient d’élargir le front naval en frappant trois cargos coup sur coup, à proximité des côtes turques.
« Escalade inquiétante »
Il y a d’abord eu deux attaques de drone coordonnées, revendiquées par l’Ukraine dans lazone économique turque, dans la nuit de vendredi 28 à samedi 29 novembre. Elles ont visé deux pétroliers battant pavillon gambien de la flotte fantôme russe, sous sanctions occidentales, qui continue d’exporter du pétrole russe. Les deux bâtiments étaient vides lors des frappes.
Le premier, le Kairos, a été visé à environ 50 kilomètres des côtes turques, subissant d’importants dégâts. L’autre, le Virat, a été touché à deux reprises, alors qu’il naviguait à environ 65 kilomètres du littoral turc. Le bâtiment n’a subi que des dommages mineurs. La troisième attaque, dans laquelle l’Ukraine a nié toute implication, a eu lieu mardi, à 130 kilomètres des côtes turques. Elle a pris pour cible un navire battant pavillon russe, le Midvolga-2, chargé d’huile de tournesol. Le navire faisait route vers la Géorgie.
Ce débordement du front ukrainien en eaux turques a eu tôt fait mettre en alerte les autorités turques. Lundi, le président, Recep Tayyip Erdogan, a dénoncé une « escalade inquiétante », estimant que « le conflit entre la Russie et l’Ukraine [avait] clairement atteint une dimension où il menace la sécurité de la navigation en mer Noire ». Rappelant qu’Ankara se tenait prêt à « apporter toute contribution pour mettre fin au conflit », M. Erdogan a mis en garde : « Nous adressons les avertissements nécessaires à toutes les parties concernées. »
Souveraineté totale sur les détroits
De fait, cette triple attaque bouleverse les lignes fragiles existant en mer Noire. La Turquie, tout comme les Occidentaux, y a toujours, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, cherché à lutter contre une extension de la guerre. En 2023, lorsqu’un cargo céréalier avait été endommagé dans le golfe du Danube par une charge explosive flottante, Londres avait annoncé la livraison à Kiev de deux navires chasseurs de mines. A la surprise générale, le gouvernement turc avait bloqué leur passage par le Bosphore, comme le lui autorise la convention de Montreux. Signée en 1936, celle-ci donne aux autorités turques une souveraineté totale sur les détroits. Pour justifier son geste, la présidence avait publié un communiqué expliquant que sa décision était destinée à « éviter l’escalade ».
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Cet épisode révèle à quel point Ankara demeure attaché à ses prérogatives de sécurité en mer Noire, dont les enjeux, pour le pays, dépassent de loin le cadre du strict droit maritime. C’est par elle qu’est acheminé le gaz russe destiné à l’Europe centrale, grâce au gazoduc TurkStream, inauguré en 2020. Les foyers turcs, eux, sont alimentés par le gazoduc Blue Stream, posé lui aussi sous la mer. En outre, la découverte, en 2020, d’un gisement gazier au large de Zonguldak, non loin de Sinop, susceptible de couvrir de 25 % à 30 % de la consommation nationale de gaz, incite le gouvernement turc à protéger ses voies maritimes.
Jeu dangereux
En frappant des navires à proximité des côtes, les Ukrainiens jouent un jeu dangereux avec Ankara, qui n’a jamais ménagé son soutien à Kiev. Moscou a beau jeu d’en profiter pour placer la Turquie en victime d’attaques ukrainiennes. « Les frappes des forces armées ukrainiennes contre des pétroliers constituent un acte scandaleux. Ce sont des attaques d’atteinte à la souveraineté de la Turquie », s’est empressé de commenter Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, lundi.
Pour sa part, Maria Zakharova, porte-parole du ministère des affaires étrangères russe, a directement lié les attaques en mer Noire aux négociations de paix en cours. « Les actions terroristes du régime de Kiev sont un signal à ceux qui cherchent aujourd’hui une solution négociée, notamment en tenant compte des initiatives récemment proposées par Donald Trump », a-t-elle prévenu. Alors même qu’elle bloque les discussions de paix en maintenant ses exigences maximalistes, la Russie utilise désormais les attaques en mer Noire pour justifier de nouvelles menaces contre Kiev et ses soutiens européens.
Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant) et Benjamin Quénelle
