En Turquie, dessiner, écrire ou simplement informer peut désormais mener en prison. Tandis que le magazine LeMan est ciblé pour une caricature, des journalistes comme Dicle Baştürk sont arrêtés sur des accusations absurdes. La répression s’intensifie, méthodique et implacable.
Quatre de plus. Dix de plus. Trois de plus. C’est le rythme sans fin des arrestations — journalistes, et désormais dessinateurs — qui rongent ce qu’il reste du journalisme en Turquie. La douleur est d’autant plus vive quand la victime n’est pas seulement une collègue, mais aussi une amie.
Je reviendrai sur le cas de Dicle Baştürk — une éditrice jeune, progressiste, courageuse, et amie, emprisonnée sous des chefs d’accusation absurdes.
Mais d’abord, cette crise autour d’un dessin qui, dans la nuit du 30 juin, a transformé la place Taksim à Istanbul en zone de cauchemar. Une foule nombreuse a envahi les rues, se rassemblant devant les locaux du célèbre magazine satirique LeMan, pour protester contre ce qu’elle prétendait être une caricature du prophète Mahomet.
Des altercations enragées, attisées par des slogans tels que « Nous voulons la charia ! » et « La mort à eux ou à nous ! », ont rapidement dégénéré en affrontements avec des passants et la police. Dans la frénésie, les forces de l’ordre ont réagi en arrêtant quatre membres de la rédaction de LeMan — menottés dans le dos, traînés brutalement jusqu’aux voitures de police.
Mais dans le brouillard de la colère, les questions se sont évaporées.
De quoi parlait vraiment ce dessin ?
Je l’ai regardé moi-même, pour comprendre ce qui provoquait un tel tollé. Le dessin montrait deux anges se rencontrant dans le ciel — l’un nommé Muhammad, l’autre Moïse — tandis que des bombes tombaient sur une ville en dessous. L’intention semblait claire : souligner, dans une perspective pacifiste, les morts civiles dans la guerre en cours à Gaza.
« Ce dessin n’est en aucun cas une caricature du Prophète Muhammad », a déclaré Tuncay Akgün, rédacteur en chef de LeMan, à l’AFP. « Le nom Muhammad y représente un musulman tué sous les bombardements israéliens. Plus de 200 millions de personnes dans le monde musulman portent ce prénom. »
Un autre détail intriguait : le numéro était paru le 26 juin. Si le dessin était réellement si « offensant », pourquoi le déferlement de colère n’est-il survenu que quatre jours plus tard ?
Tout donnait l’impression d’un scénario orchestré — agité par des cercles obscurs.
Une photo devenue virale sur les réseaux sociaux cette nuit-là a attisé encore davantage les flammes : Özgür Özel, leader du parti d’opposition laïque CHP, y apparaissait tenant un ancien numéro de LeMan. Beaucoup y ont vu une coïncidence douteuse.
La veille des affrontements, Özel avait en effet annoncé que son parti souhaitait rendre les cours religieux facultatifs dans les écoles publiques. Mais face à la colère, il est resté ferme. « En donnant des coups de pied et en piétinant LeMan, vous ne pouvez pas effacer la vérité. Je ne tolérerai pas ce lynchage pour une offense imaginaire. »
Mais le mal était fait. Le numéro a été confisqué et l’accès au site de LeMan bloqué. Le magazine fait également l’objet d’une enquête pour avoir prétendument reçu des « financements étrangers ». Quatre membres du personnel, dont le dessinateur, ont rapidement été incarcérés — accusés « d’incitation à la haine ».
Mais comment ont-ils pu commettre un tel « crime » ?
Voici la partie absurde.
L’avocate Gizay Dulkadir a partagé sur X un document signé par les procureurs, expliquant pourquoi les quatre personnes devaient être détenues. Selon eux, le dessin montre une ville bombardée et « attribue la responsabilité principale aux prophètes Muhammad et Moïse ».
Ça ressemble à une blague — mais c’est écrit dans un document judiciaire.
Et maintenant, quatre autres éditeurs sont derrière les barreaux. Ils rejoignent Dicle et bien d’autres.
Dicle Baştürk fait partie d’une nouvelle génération de rédacteurs turcs et kurdes — indépendants, courageux et engagés. Elle a commencé au quotidien désormais fermé Taraf, travaillé pour İMC TV, puis édité pour des plateformes indépendantes comme Ahval et Kronos — deux médias en exil. Elle a aussi couvert les conditions de travail des journalistes pour Journo, un magazine dédié à notre profession.
Comme trop souvent, tout a commencé par des descentes à l’aube. Le 13 juin, la police a perquisitionné les domiciles de journalistes dans plusieurs villes. Dicle, Yavuz Akengin, Eylem Yılmaz et Ozan Cırık ont été arrêtés, ainsi que Semra Pelek et la traductrice Melisa Efe.
Tous ont été transférés à Artvin, province reculée de la mer Noire — à plus de 1 200 km d’Istanbul, et plus de 1 600 km pour Dicle, qui vivait à Bodrum.
Leur « crime » ? Avoir reçu des paiements pour des articles via un site internet lié, selon les autorités, à ce qu’elles appellent « FETÖ » — le mouvement Gülen, accusé du coup d’État manqué de 2016.
« Rien ne les relie à une activité terroriste », affirme leur avocat Hakan Özkan. « Ils ont exercé un travail journalistique et été rémunérés. Leur incarcération viole à la fois les droits du travail et la liberté d’expression. »
Quatre jours plus tard, Baştürk, Akengin, Yılmaz et Cırık ont été officiellement arrêtés. La répression continue : le 26 juin, le journaliste Kurde Metin Yoksu a été détenu après s’être rendu volontairement à Batman pour témoigner dans la même affaire. Lui aussi est accusé « d’appartenance à une organisation terroriste ».
« Avant c’était mauvais, mais maintenant la persécution est multidimensionnelle », déclare Sevda Erkılınç, journaliste elle-même emprisonnée auparavant. « Traduire pour un média étranger suffit à être arrêté. » (Melisa Efe a aussi travaillé en freelance pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung.)
Dans une déclaration commune récente, 19 ONG de défense des droits humains ont réclamé la libération des cinq journalistes incarcérés en attendant leur procès dans l’enquête menée à Artvin. L’efficacité de cet appel semble perdue dans la frénésie de la chasse aux sorcières.
Le 21 juin, le célèbre YouTubeur Fatih Altaylı a été arrêté à son domicile et incarcéré — quelques jours après un « avertissement public » d’un conseiller d’Erdoğan. Il attend son procès en détention. Son « crime » présumé ? Avoir évoqué d’anciens attentats contre des sultans ottomans — interprétés, de façon absurde, comme une menace contre Erdoğan.
Pendant ce temps, le Conseil supérieur de la radio et de la télévision (RTÜK) poursuit sa répression. Il a infligé une interdiction de diffusion de dix jours à la chaîne d’opposition Halk TV après qu’un universitaire a critiqué la politique étrangère turque, supposément pour attiser la « division sectaire ». Le propriétaire de la chaîne, Mahir Caferoğlu — déjà sous le coup d’un mandat d’arrêt — s’est exilé en Angleterre.
La censure frappe désormais l’image et le son. Netflix a été condamné à une amende équivalente à 5 % de son chiffre d’affaires en Turquie pour avoir, selon les autorités, « glorifié la violence » dans le film Barda (« Au bar »). Spotify a dû retirer des chansons au « langage inapproprié » jugé contraire aux « valeurs nationales et morales ». (J’ai cherché, sans trouver la liste.) Les podcasts critiques envers le gouvernement pourraient bientôt être visés.
La plateforme indépendante Expression Interrupted rapporte que 157 journalistes ont été jugés dans 90 affaires distinctes rien que durant les trois premiers mois de cette année. Vingt-cinq restent emprisonnés, cinquante ont été interrogés. (Le nombre est désormais plus élevé.)
Les accusations les plus fréquentes ? « Appartenance à une organisation terroriste » et « diffusion de propagande ».
Le cas de Dicle et de ses collègues révèle une autre dimension : l’étouffement progressif des conditions de vie des journalistes. Presque tous les journalistes indépendants en Turquie sont désormais « condamnés à la famine ».
Les plateformes en ligne ferment, les chaînes télé peinent à survivre.
Le message est clair : travailler pour ces médias, c’est risquer l’arrestation.
Pratiquer le journalisme est devenu un parcours semé d’embûches… et de mines.Recommander (0)Recommander (0)