Une paix sous la menace : vers une ère post-PKK ou piège stratégique ?/Yavuz Baydar / MEDIAPART

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MÉDIAPART, le 16 mai, 2025

Suite à la décision historique du PKK de mettre fin à près d’un demi-siècle de lutte armée le 12 mai, les interrogations autour de ce que le gouvernement turc appelle « la Turquie sans terrorisme » — ou ce que les Kurdes désignent comme le « processus de paix » — non seulement persistent, mais s’intensifient.Un adieu aux armes ? Une « paix » qui ouvrirait la voie à une démocratisation d’une Turquie en pleine crise ? L’annonce de la dissolution du PKK a, une fois de plus, ravivé les espoirs — mais dans une société profondément polarisée, elle soulève bien plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

Il n’est pas surprenant que cette succession d’événements ait semé la confusion, tant chez les acteurs nationaux qu’internationaux. Le « processus » — ou plutôt, le « marché » — constitue, selon tous les standards internationaux de résolution des conflits, une véritable anomalie. « La Turquie montrera au monde un modèle de solution inédit », écrivait Abdulkadir Selvi, éditorialiste pro-gouvernemental bien informé, dans le Hürriyet.

Il a eu raison. Oubliez les manuels tels que Getting to YesNegotiating the Nonnegotiable ou The Mediation Process. En écartant près de deux années de « préliminaires » — des discussions secrètes entre des responsables turcs et Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du PKK — il n’a fallu que six mois pour que le PKK annonce sa dissolution. La déclaration, rédigée dans un style fleuri, long et parfois obscur, affirmait qu’il « mettait fin à toute activité sous le nom du PKK », laissant la balle dans le camp d’Ankara. Aucun détail n’était donné sur les modalités ou le calendrier de la remise des armes.

Ce modèle « inédit » accumule les anomalies. Le processus s’est déroulé dans un langage dur, sans transparence minimale, et selon une logique verticale imposée par le sommet.

Tout commence par un discours de Devlet Bahçeli, allié politique du président Erdoğan, qui invoque le « droit à l’espoir » — un terme forgé par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans son arrêt de 2013, Vinter c. Royaume-Uni, qui plaidait pour l’amélioration des conditions de détention des prisonniers condamnés à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle après environ 25 ans. Öcalan entrait dans cette catégorie, et un an plus tard, la CEDH se prononçait aussi sur son cas.

Mais l’anomalie réside ici : alors que la CEDH insistait sur l’obligation de l’État d’améliorer les conditions des prisonniers à perpétuité, le gouvernement turc en a fait un levier dans un « marché » avec Öcalan.Le message était clair : si tu veux bénéficier de ce droit, tu dois assumer la responsabilité de dissoudre le PKK. Autrement dit, un droit juridique a été transformé en monnaie d’échange politique.

Öcalan a accepté l’offre, sans doute épuisé par un quart de siècle passé en isolement sur l’île d’İmralı. Comme la question tournait essentiellement autour de son statut et de son influence symbolique sur le PKK, les pourparlers sont restés centrés sur lui, sans médiation tierce.

L’initiative venait de Bahçeli, tandis qu’Erdoğan restait en retrait, testant les réactions de l’opinion. Pourtant, un tel « marché » aurait dû impliquer des tentatives d’information du Parlement et des autres partis politiques — dont plusieurs réclamaient des comptes. En temps normal, c’est le MHP ultranationaliste de Bahçeli qui aurait mené la danse. Mais, autre anomalie frappante, c’est le parti pro-kurde DEM qui a pris l’initiative d’un dialogue interpartis — dialogue auquel beaucoup sont restés prudents. Cette configuration a opportunément permis à l’AKP et au MHP, partis au pouvoir, de se dérober à toute responsabilité directe.

Le tout s’est déroulé dans un langage martial. Les figures du gouvernement, Erdoğan en tête, ont répété au PKK qu’il devait cesser toute activité armée, se dissoudre, déposer les armes et couper ses liens avec les Forces démocratiques syriennes (SDF) dirigées par les Kurdes — sous peine d’être anéanti par la force militaire. En dehors de cela, aucune promesse concrète n’a été faite en matière de réformes ou de règlement de la question kurde profondément enracinée en Turquie. Même les discours autour d’une amnistie partielle sont restés vagues, voire contradictoires. Bahçeli a récemment évoqué « une séparation entre ceux qui ont commis des crimes et les autres », alimentant encore les doutes. En résumé, la position du gouvernement pourrait se résumer ainsi : « Obéissez d’abord, nous verrons ensuite ce qu’on vous accorde. »

Ce prétendu « marché » se déroule dans un contexte de crise politique et économique majeure en Turquie. Le discours public devient de plus en plus flamboyant, et Erdoğan intensifie sa répression contre deux de ses principaux rivaux politiques. Le premier à être emprisonné fut Ümit Özdağ, dont la rhétorique anti-réfugiés et d’extrême droite avait renforcé sa popularité.La deuxième arrestation, survenue le 19 mars, a visé le très populaire maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu — une manœuvre qualifiée de « coup d’État » par l’opposition. Les deux hommes restent derrière les barreaux, aux côtés de Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du parti pro-kurde, emprisonné depuis plus de huit ans.

Parallèlement, des enquêtes judiciaires contre le CHP d’İmamoğlu pour corruption présumée continuent de planer au-dessus du principal parti d’opposition comme une épée de Damoclès.Le « silence des armes » et la fin des violences sont, en principe, accueillis favorablement par de nombreux commentateurs de bon sens en Turquie. Le conflit a causé la mort de près de 50 000 personnes — dont environ 80 % de Kurdes, selon des sources militaires. Il a eu un coût énorme, paralysant l’économie turque.

Mais, au fond, ce « marché » concerne surtout l’avenir de deux figures politiques puissantes : Erdoğan et Öcalan. Ce dernier s’est vu offrir, une fois de plus, l’espoir — celui d’une éventuelle amnistie pour lui-même et pour nombre de ses compagnons. Reste à voir si cela se concrétisera, car l’autre partie de l’accord, Erdoğan — réputé pour son talent de négociateur politique — nourrit ses propres attentes.

Tactiquement, Erdoğan semble résolu à superviser la suite des négociations afin de restaurer sa popularité en se posant en « homme fort qui a imposé la paix ». En effet, certains signes indiquent que si l’accord aboutit, sa cote d’approbation pourrait grimper de 7 à 8 points. Sa tactique repose sur un clivage entre le CHP et le DEM — une alliance potentielle qui pourrait menacer son pouvoir — et il continue de diaboliser le premier.

Sa stratégie d’ensemble se dessine également : en forgeant une alliance de facto avec les députés du DEM pour des amendements constitutionnels, il espère ouvrir un nouveau terrain de négociation — notamment « ouvrir la voie à une suppression de la limite des mandats présidentiels en échange de réformes sur les revendications kurdes ».

C’est dans ce contexte que tant Ankara que le PKK affichent leur espoir d’un accord. Sans surprise, les interrogations se multiplient. Quand et comment le PKK va-t-il désarmer ? Que deviendront les militants redescendant des montagnes et des refuges ruraux ? La guerre du PKK a engendré d’autres groupes armés, notamment les Gardes de village, financés et armés par l’État. Comment ces groupes sont-ils désarmés et quelles mesures sont prises pour s’assurer que les conflits ne soient pas perpétués dans cette nouvelle période?

Une amnistie générale est-elle envisageable ? Y aura-t-il des commissions vérité et réconciliation pour enquêter sur les crimes contre l’humanité du passé ? Et qu’en est-il du cœur des revendications initiales du PKK : la reconnaissance du kurde comme langue officielle, son usage dans l’éducation, et d’autres droits collectifs ?

Les appels répétés de la part kurde à une réponse d’Ankara soulignent les éléments cruciaux manquants pour espérer une résolution durable — laissant le public dans le flou le plus total.

La nature verticale et opaque de ce « processus » a totalement exclu la société civile. Divers sondages, sans grande surprise, montrent un durcissement des clivages. Selon les données de Metropoll recueillies en mars, 67,7 % des sondés ont répondu « non » à la question : « Soutenez-vous le nouveau processus en cours avec Abdullah Öcalan ? »

Dans un sondage plus récent mené par Istanbul Research durant la première semaine de mai, 65 % des répondants ont déclaré : « Non, je n’ai pas entendu parler du congrès du PKK. » Il est probable que les communautés kurdes soient mieux informées que la majorité turque. Ces résultats sont préoccupants. Un autre sondage, mené par DI-EN, montre une montée du nationalisme turc chez les jeunes.

Tout cela révèle une faille majeure dans ce qu’on appelle le processus de paix : le public en est tenu à l’écart.

À l’échelle plus large, les deux parties font face à un immense défi. Les dirigeants kurdes devront expliquer à leur base — marquée par des décennies de conflit — ce que la dissolution a permis d’obtenir pour leur cause. De son côté, la direction politique d’Ankara devra s’atteler à déconstruire une mentalité profondément ancrée, marquée par des décennies d’endoctrinement nationaliste virulent et d’un discours médiatique souvent toxique à l’encontre des Kurdes.

Malgré tous ces obstacles, beaucoup de Kurdes restent optimistes, considérant la situation actuelle comme un aboutissement positif de leur long combat.« Qu’a gagné le PKK en plus de 40 ans de guerre ? » interrogeait Aliza Marcus, experte renommée de la question kurde en Turquie et auteur du livre Blood and Belief« Il a donné naissance à un nationalisme kurde politique, organisé, à l’intérieur même de la Turquie ; il a forcé l’ouverture d’un espace pour la politique kurde (tout en essayant de le contrôler) ; en Syrie, il a mené le combat contre Daech et contribué à bâtir le Rojava [entité autonome en Syrie]. »

« La décision du PKK de désarmer et de se dissoudre est indéniablement historique — mais les déclarations seules ne font pas la paix », écrivait Samira Ghaderi, avocate spécialisée en droits humains à Washington D.C., sur son compte X. « En tant que personne qui préférera toujours la paix au sang, je veux croire qu’il s’agit d’un véritable tournant pour le peuple kurde. Mais la croyance doit s’accompagner de responsabilité. »

« Nous avons déjà vécu cela. Le processus de paix de 2013 à 2015 avait suscité un immense espoir — jusqu’à ce que cet espoir soit brisé par des promesses non tenues, des arrestations massives, la répression politique et le retour de la violence. La confiance s’est effondrée car la Turquie n’a pas su répondre à ce moment avec courage et sincérité. »

« Pour qu’il y ait une paix réelle et durable, la Turquie doit démanteler les structures qui, depuis trop longtemps, refusent aux Kurdes leurs droits fondamentaux. Cela implique de libérer les prisonniers politiques, de mettre fin à la criminalisation de l’identité kurde, de protéger la participation démocratique, et de garantir la sécurité de ceux qui déposent les armes. Sans ces mesures concrètes, ce moment risque de n’être qu’une nouvelle promesse creuse — au mieux symbolique, au pire un piège stratégique. »

En somme, les perspectives d’une ère « post-PKK » restent loin d’être convaincantes. Les optimistes affirment que cette « paix » remettra la Turquie sur la voie de la démocratisation, tandis que les opposants estiment qu’elle ne fera qu’accélérer la consolidation du pouvoir absolu d’Erdoğan. Pour les sceptiques, l’asymétrie profonde du « marché » demeure un obstacle sérieux à toute amélioration réelle.

Seul l’avenir dira qui avait raison. 

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