« Une Turquie stable, démocratique et laïque n’est pas un luxe, c’est une nécessité »/ Mustafa Kuleli / LE MONDE

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Après avoir été silencieuse face au chantage d’Erdogan sur les réfugiés, l’Union européenne doit faire preuve de solidarité avec les dissidents et les démocrates turcs, exhorte Mustafa Kuleli, vice-président de la Fédération européenne des journalistes, dans une tribune au « Monde ».

Le Monde,le 13 mai 2025

Je me suis toujours considéré comme un optimiste. Mais, pour la première fois de ma vie, je suis profondément pessimiste quant à l’avenir de la Turquie. L’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, marque la fin de l’illusion que la concurrence démocratique existe encore en Turquie. En s’en prenant à son principal rival politique, le président Erdogan fait savoir qu’il ne se soucie plus de maintenir l’apparence d’une légitimité électorale. Nous assistons à une transition achevée d’un autoritarisme compétitif à une autocratie consolidée.

Mais cela ne concerne pas uniquement les politiciens dans l’opposition. Cette fois, la répression est plus profonde et plus répandue. Les barreaux, les médias indépendants, les universitaires, les acteurs, les organisations féministes et même les lycéens sont sous pression. Des journalistes sont détenus simplement pour avoir couvert des manifestations. Les enseignants sont pris pour cible pour avoir exprimé leurs opinions. Les utilisateurs des réseaux sociaux sont questionnés et sanctionnés pour avoir partagé des opinions divergentes.

Tous les segments de l’opposition organisée et non organisée sont systématiquement réduits au silence. Mais ne vous y trompez pas : l’orientation de la Turquie n’est pas qu’une affaire intérieure.

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Le régime d’Erdogan se sent enhardi, et pour cause. Les acteurs régionaux et internationaux – y compris l’Union européenne (UE) et l’administration Trump – ont adopté une position pragmatique. Ils ont besoin de la coopération d’Erdogan sur des questions telles que la migration, la sécurité régionale et l’énergie, et ils sont prêts en contrepartie à ignorer les violations des droits humains de son gouvernement.

De tièdes critiques

Cette réponse internationale insuffisante n’est pas seulement décevante, elle encourage la répression. Elle crée l’espace nécessaire aux autocrates pour aller plus loin, sachant que le coût sera minime.

La dynamique géopolitique a changé. La guerre en Ukraine, l’instabilité en Syrie et les tensions à l’est de la Méditerranée ont donné à Erdogan un nouveau levier. L’UE, aux prises avec ses propres crises, coopère de plus en plus avec Ankara en matière de sécurité et de migration, tout en ne formulant que de tièdes critiques à l’égard du déclin démocratique du pays. Les dirigeants européens sont déchirés entre les valeurs et les intérêts à court terme – et force est de constater que ce sont souvent les seconds qui l’emportent.

La Turquie est depuis longtemps un pivot dans la région : elle est membre de l’OTAN, signataire du Conseil de l’Europe et candidate de longue date à l’adhésion à l’UE. L’effondrement de la démocratie en Turquie a des conséquences profondes pour l’alliance transatlantique et pour l’avenir des normes démocratiques en Europe et dans le voisinage de celle-ci.

Une Turquie stable, démocratique et laïque n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Et c’est là que la société civile entre en jeu.

Financement, protection, soutien juridique

Les gouvernements européens peuvent être réticents à agir. Mais la société civile européenne, en particulier celle qui a travaillé sans relâche pour soutenir les journalistes, les militants et les institutions démocratiques, a toujours une voix et une conscience. Nous avons plus que jamais besoin de cette voix.

En Turquie, le journalisme indépendant peine à survivre. Les quelques médias qui restent critiques subissent une pression constante. De nombreux journalistes ont été contraints de quitter le pays et de poursuivre leur travail à l’étranger. Ils ont besoin de financement, de protection, de soutien juridique et de plateformes pour maintenir leur journalisme en vie et visible. Car, bientôt, il ne sera peut-être plus possible de publier des informations critiques vis-à-vis du pouvoir en place.

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Les organisations de la société civile, tant en Turquie qu’à l’étranger, font de leur mieux dans des conditions extrêmement difficiles. Elles ont besoin de solidarité, d’attention et de ressources. Et elles ont besoin que leurs homologues en Europe s’expriment, en privé, en public et d’une voix forte.

Je sais que beaucoup de gens sont épuisés. Après des années de crises, de désillusions et de déceptions politiques, il est tentant de se détourner. Certains à Bruxelles plaisantent même sur le fait qu’ils sont Turkey-sick. Mais nous n’avons personne d’autre vers qui nous tourner. Vous êtes nos seuls alliés. Et vous êtes les seuls à pouvoir exercer une véritable pression sur les décideurs européens.

Deuxième trahison

Si l’Europe ne fait pas preuve de solidarité maintenant, ce sera la deuxième grande trahison des démocrates turcs. La première a été le silence de l’UE face au chantage d’Erdogan sur les réfugiés. La seconde, si elle se produit, sera pire, car, cette fois-ci, la rupture émotionnelle pourrait être irrémédiable.

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Comme l’a écrit de sa cellule, pour le Financial Times, Ekrem Imamoglu : « Pendant plus de deux siècles, le peuple turc s’est battu pour le constitutionnalisme, la représentation civique et la justice – réfutant le mythe selon lequel l’autoritarisme est la condition naturelle de la Turquie. »

Je persiste à croire que c’est en Turquie que peut commencer la lutte contre le recul démocratique en cours à l’échelle mondiale. Mais nous ne pouvons pas le faire seuls. Nous ne pouvons le faire que si nous agissons ensemble – et maintenant.

Si les valeurs démocratiques signifient encore quelque chose au-delà des discours et des sommets, l’Europe doit agir. Pas l’année prochaine. Ni après les prochaines élections. Maintenant.

Mustafa Kuleli est vice-président de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), journaliste, ancien secrétaire général du syndicat turc TGS

Mustafa Kuleli (Vice-président de la Fédération européenne des journalistes)

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