« 100 Ans Après 1922 » Compte-rendu des trois journées commémoratives à l’Institut Nicos Poulantzas de Thessalonique/ANTHI KARRA.

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Anthi Karra, grande spécialiste des transferts linguistiques et culturels, traductrice des oeuvres littéraires du turc en grec, a rédigé pour l‘Observatoire de la Turquie contemporaine un compte-rendu des trois jours de débats universitaires à Thessalonique, à l’occasion du centenaire des échanges de population entre la Turquie et la Grèce en 1922.

Après 2021, année du bicentenaire de la révolution grecque, 2022 a vu sa cohorte de commémorations, colloques, livres et conférences, cette fois-ci assez introspectives à l’image de cet événement majeur qui scella la fin de l’expansion territoriale grecque, stabilisa ses frontières et assigna à la Grèce la lourde tâche l’incorporer tous ceux qu’elle avait jadis voulu « libérer ».  Dernier acte de la guerre gréco-turque (1919-1922) qui a vu naître la Turquie moderne, la « Catastrophe d’Asie Mineure » sera pour toujours dans l’imaginaire et la conscience des Grecs modernes cette foule amassée en quête de salut sur le quai de Smyrne en feu.  L’arrivée de 900.000 réfugiés en Septembre 1922 dans un pays de 5 millions d’habitants, exsangue après deux longues décennies de guerres, en fut sa triste conséquence.

Comment se référer à cette mémoire traumatique tout en libérant la forte émotion que suscite[ns1]  son poids nationaliste obsessionnel ?  Comment la rendre capable de se laisser reconnaitre parmi  les nombreux vécus similaires qui abondent désormais l’histoire contemporaine?  Comment échapper au sempiternel discours larmoyant sur les “Patries Perdues” ? Comment replacer « 1922 » dans le cadre d’une époque qui a vu trois empires s’écrouler pour l’aborder par une approche scientifique, comparative, pluridisciplinaire. Comment rechercher les points qui la rattachent aux évènements d’aujourd’hui, révéler et dynamiser, si possible, les potentialités perdues du passé?   Dans l’espoir d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions, le Directeur scientifique de l’Institut Nicos Poulantzas (INP) M. Michalis Bartsidis a pris, en commun accord avec le « Groupe d’Amis de l’ INP » de Thessalonique, l’initiative d’organiser trois journées de réflexion sur « 1922 ».  Trois journées dispersées le long de cette année mémorielle comme le témoignage d’une obsession douloureuse.  L’ironie de l’histoire ayant voulu que la Guerre d’Ukraine, avec ses images de ruines enfumées, de patriotisme exacerbé, d’actes de cruauté, d’espoir farouche et avec son lot de réfugiés, vient de faire se côtoyer le « non-dit » au « déjà-vu » dans la conscience de tous.

Les trois journées se sont déroulées à Thessalonique et ont été suivies par un large auditoire grâce à la retransmission des interventions en direct sur YouTube[1]. Elles avaient comme thème général « Identités, Structures et Politique dans la Grèce de l’Entre-deux-guerres et plus particulièrement dans les ‘Nouveaux Pays’ »[2],  chacune se concentrant sur un thème particulier, ce qui a alimenté à chaque fois le débat entre le public et les participants. 

La 1ère rencontre a eu lieu le 6 mai 2022 sur le thème «Le Trauma, la mémoire collective, et le rétablissement à travers l’ « Autre ». Débutant par un film dans lequel les ttémoignages des vieux réfugiés Grecs côtoyaient ceux des Turcs, obligés à leur tour de se déraciner en vertu du Traité de Lausanne qui prévoyait l’échange des populations, la rencontre a choisi de mettre en avant les émotions plurielles de cet événement douloureux.  En établissant son cadre historique, l’historienne Aimilia Salvanou a insisté sur le besoin de l’intégrer dans le contexte international d’une Première Guerre Mondiale particulièrement longue, d’appréhender ce déracinement dans le cadre des transferts de populations que cette guerre a provoqués, et de parler des réfugiés comme élément formateur de l’État national moderne.  Les différentes interventions ont enrichi cette problématique en se référant à des points peu connus ou passés sous silence dans le discours officiel. Je note ici celle de l’archéologue et spécialiste de l’époque byzantine et ottomane, Lila Sabanopoulou, sur les interventions non-officielles effectuées sur les monuments islamiques par des réfugiés d’Asie Mineure en vue de leur réutilisation, qui se sont montrées particulièrement respectueuses de l’historicité et de l’authenticité de ces monuments.  La présentation de l’écrivaine Athina Papanicolaou sur les « Valahades », ces paysans musulmans, exclusivement grécophones, de la région de Kozani et de Grevena, contraints de quitter aussi bien leur terre que leur langue. Une présentation corroborée par le témoignage en langue grecque – via Zoom de Ankara – de l’économiste Aycan Yılmaz, descendant d’une de ces familles.  Aycan Yılmaz avait déjà raconté dans un livre intitulé « Une histoire d’échange » (Bir Mübadele Öyküsü), le vécu de sa famille obligée de cohabiter pendant six mois avec une famille de réfugiés Grecs d’Anatolie, avant de devoir cohabiter de nouveau, pendant quelques mois, à Yeşilburç avec la famille grecque dont elle allait récupérer la maison en Cappadoce.

L’historien de l’art, peintre et professeur à l’Université, Yannis Ziogas a choisi de parler d’un événement largement ignoré, assez indicatif de la nature de la perte ressentie : de la destruction en 1922 sur les quais de Smyrne de plusieurs centaines de tableaux et dessins de trois jeunes peintres Grecs. Il s’agit des œuvres de Spyros Papaloucas, Pavlos Rodokanakis et Periclès Vyzantios, engagés en hiver 1921 pour immortaliser l’expédition grecque en Asie Mineure. Ces tableaux avaient déjà été exposés en juin 1921 au Palais de Zappeion à Athènes, et la décision inexpliquée de leur transfert en vue de leur exposition à Smyrne au moment même de l’effondrement du front grec, est révélatrice de la très mauvaise entente entre le Ministère de la guerre et l’Administration de l’armée grecque d’Asie Mineure. Paradoxe de l’art, cette initiative culturelle d’ordre hautement idéologique, loin d’avoir donné des œuvres à caractère militariste fut à l’origine de la première recherche systématique sur le paysage par les peintres grecs.  Happés par l’intensité du paysage anatolien, le peintre Papaloucas l’a transformé en « Pays » !  En portent témoignage ses rares desseins sauvés[3], ainsi que sa production artistique ultérieure comparée à celle d’avant, influencée par ses études à Paris.

La deuxième journée a eu lieu le 19 octobre 2022 a questionné «  le cheminement linéaire des Empires vers les États-nations: Entente problématique entre  ‘autochtones’ et ‘ réfugiés’? ».  Centrées sur le nationalisme les différentes interventions ont commencé par une mise en évidence des moyens par lesquels un territoire a été nationalisé et une « nation » territorialisée grâce à toute une machinerie d’échanges de populations, sinon de génocides camouflés, portant le sceau du droit international. Et cela en dépit du droit constitutionnel grec en vigueur, un point sur lequel a particulièrement insisté le juriste Konstantinos Tsitselikis.  L’intervention  de Manolis Marangoulis a dirigé les regards sur le soutien que les « petits Blancs » de la diaspora grecque d’Alexandrie avaient porté au projet irrédentiste de Venizelos, mais aussi sur le malaise ressenti par toute la communauté grecque lors de la révolution égyptienne de 1919 et de la débâcle de 1922.  Inspiré par certaines références d’ordre philosophique et anthropologique, Akis Gavrilidis a critiqué la téléologie d’un démarche linéaire allant des empires aux nations, en présentant un cas, parmi d’autres, des « non-soumis » crétois qui la contredisent.  La recherche de deux femmes anthropologues a élargi par la suite le cadre de la réflexion.  Parlant des répercussions du tracé de la frontière et du régime de « zone contrôlée  » instauré par le régime dictatorial de Metaxas, sur la formation des différentes identités en Macédoine grecque, Maria Rombou-Levidi a signalé que c’est grâce au témoignage courageux des femmes qu’ont été mises en évidence deux problèmes politiques majeures se trouvant à la base de la «difficile rencontre » entre autochtones et réfugiés d’Asie Mineure d’abord, et de leurs descendants avec les migrantes Albanaises des années 1990  par la suite,  à savoir l’interdiction de la langue des autochtones et la violence conjugale particulièrement accentuée dans les mariages mixtes. Quant à Fotini Tsimbiridou, elle a introduit la notion d’« archive coloniale » dans le cadre duquel peuvent être revisitées en tant que processus de deuil non-achevé, toutes ces histoires de corps sexués déplacés, ainsi que leurs pratiques d’adhésion aux normes nationales et patriarcales.

La troisième journée de réflexion, à laquelle j’ai eu l’honneur et le plaisir de participer, a eu lieu le 19 décembre 2022 sur les « Récits de la Catastrophe d’Asie Mineure: espace et société ».  Les conséquences politiques et sociales de l’installation, dirigées ou improvisées, des réfugiés ont été détectées dans des récits sociaux ayant trait à l’espace. Quatre interventions ont abordé des questions concernant l’urbanisme, l’architecture (Vassilis Kolonas, Sasa Lada et Athina Vitopoulou) et les multiples problèmes, litiges, violences et malaise sociale liés aux transferts de propriété (Elsa Kontogeorgi). L’écho littéraire de la Catastrophe a été abordé par Vassilis Vassiliadis qui s’est penché sur la question de la langue, de l’espace, et de l’identité réfugiée dans l’œuvre des trois écrivains majeurs, originaires de l’Asie Mineure : Kostas Politis, Dido Sotiriou, Ilyas Venezis et du poète Georges Séféris.  Prenant le relais, j’ai parlé d’une personnalité littéraire plongé aujourd’hui dans un oubli révélateur du traitement de cette époque de nationalismes exacerbés.  Il s’agit de Avraam Papazoglou, un Grec d’Istanbul né en 1910 et mort (fusillé par les Allemands ?) en 1941 à Thessalonique ; un réfugié « à part », à l’instar de ces « Grecs d’Istanbul » exclus de l’échange des populations.  Avraam Papazoglou était un jeune intellectuel qui avait aspiré et œuvré avec acharnement pendant sa courte vie pour devenir un homme de lettres respecté dans la vie intellectuelle, aussi bien de la Turquie kémaliste que de la Grèce. Il n’a laissé derrière lui, dans ses deux patries, que la trace mnémonique d’un des premiers traducteurs de la littérature de l’« Autre », et d’un faussaire d’un « récit ottoman» inexistant, relatant un massacre à Salonique après la révolution grecque de 1821! Yorgos Andritsos a commenté les rares traces de l’installation des réfugiés trouvés dans les filmes grecs de l’après-guerre (1945-1981). Un groupe de jeunes architectes et chercheurs a clôturé cette 3ème journée de réflexion en présentant un programme élaboré par eux en vue de mettre en lumière l’héritage que cette population de réfugiés a laissé à l’histoire sociale, politique et culturelle de la Grèce Moderne.  Programme déjà entamé pour une durée de trois ans en collaboration avec la municipalité de Kaisariani; un quartier jadis particulièrement  pauvre de réfugiés dans la périphérie d’Athènes, qui est mieux connu aujourd’hui pour avoir été le siège du massacre de 200 prisonniers politiques perpétré le 1er mai 1944 par l’armée d’occupation allemande. Un massacre qui avait fait définitivement entrer les réfugiés d’Asie Mineure dans l’histoire officielle de la Grèce Moderne.

Anthi Karra fut linguiste au Conseil de l’Union Européenne à Bruxelles. Elle est traductrice des oeuvres littéraires turques en grec, analyste des transferts entre ces deux langues.


[1]  1èrehttps://www.youtube.com/watch?v=pVTX2CDxv8o&t=1s  ; 2ème : https://www.youtube.com/watch?v=SDcWa0zozAA&t=41s, et 3ème: https://www.youtube.com/watch?v=M5K3wRBo1yY&t=10306s.

[2] Le terme « Nouveaux Pays » est utilisé pour désigner les territoires incorporées en Grèce après les Guerres balkaniques, en vertu du Traité de Bucharest du 28 Juillet 1913.  Etant toujours sous l’autorité spirituelle du Patriarcat de Constantinople, ils ne sont qu’administrés par l’ Eglise autocéphale grecque.

[3] On recense à plus de 500 les tableaux et desseins de Papaloucas  péris sur les quais de Smyrne.


 

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