En Turquie, inquiétudes et mobilisation de la société civile pour surveiller les élections – Nicolas Boursier & Angèle Pierre / LE MONDE

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Des collectifs indépendants déploient des milliers de volontaires dans les bureaux de vote, alors que la neutralité de la commission électorale est contestée. Par Nicolas Bourcier et et Angèle Pierre dans Le Monde du 14 mai 2023.

Ils sont concentrés, les regards fixés sur leurs écrans de téléphone ou d’ordinateur posés, là, devant eux. Des jeunes surtout, plusieurs dizaines par salle, assis les uns à côté des autres, autour de longues tables blanches de travail. Aux murs, les quelques portraits du candidat de la coalition d’opposition Kemal Kiliçdaroglu, chef de file du Parti républicain du peuple (CHP) et principal adversaire, dimanche 14 mai, du président sortant, Recep Tayyip Erdogan, peinent à éliminer l’atmosphère de start-up aseptisée qui se dégage du bâtiment.

Bienvenue chez les « Volontaires de Turquie » (Türkiye Gönüllüleri), un collectif dont les bases ont été fondées à Istanbul pendant les élections municipales tumultueuses de 2019, annulées une première fois en mars par le Haut Conseil électoral (YSK) et très largement remportées trois mois plus tard par l’opposition. Ici, dans cet immeuble du quartier de Besiktas, prêté par le CHP, ils sont près de 250 bénévoles à se relayer chaque jour. Leur mission consiste à mobiliser et former les observateurs des bureaux de vote, ces dizaines de milliers de personnes qui s’apprêtent à passer la journée de dimanche à surveiller les urnes et le bon déroulement du scrutin.

« Nous avons reçu 100 000 candidatures sur notre plate-forme en ligne, que nous avons vérifiées, explique Esra Akal, qui planche sur ces élections depuis six mois. Puis nous avons formé ces bénévoles et nous les avons déployés selon les arrondissements dans les 57 000 écoles et bureaux de vote que compte le pays. » Assise au dernier étage, la quadragénaire au sourire facile est étonnamment calme, et se dit même plutôt sereine, malgré l’imminence du vote. « A quelques heures du scrutin, il nous manque encore quelques personnes en Anatolie centrale, dans la région de la mer Noire et dans le sud-est du pays, mais presque toutes les villes importantes sont entièrement couvertes, soit plus de 65 % des données à intégrer. »

Esra Akal rappelle qu’en plus des dizaines de milliers d’observateurs déployés par les partis politiques, il y a aussi l’association indépendante Oy ve Ötesi (« le vote et au-delà »), créée en 2014 et revendiquant aujourd’hui 67 000 volontaires. Soit une personne pour la quasi-totalité de chacune des 192 191 urnes installées à travers tout le pays. « Dimanche soir, insiste-t-elle, nous ne serons pas les seuls à récupérer les résultats, chaque formation aura sa copie. Une fois les bulletins d’une urne comptés et vérifiés, les volontaires envoient la photo du décompte sur notre plate-forme, une par une, bureau de vote par bureau de vote. L’important est que chaque résultat coïncide avec les résultats des autres observateurs. La méthode a été utilisée en 2019, c’est un système relativement simple et éprouvé. »

Le poids de l’AKP sur la justice

Avec environ 200 000 volontaires mobilisés, à deux jours du scrutin, les partis d’opposition et la société civile se veulent, comme Esra Akal, plutôt confiants quant à l’encadrement de la consultation sur le terrain. Les plus sceptiques rappellent que la triche, si triche il y a, est bien plus aisée à l’échelon national. Et c’est bien la fiabilité du YSK, la haute commission chargée de la bonne conduite des élections, qui suscite les plus fortes inquiétudes.

Après la tentative de coup d’Etat de 2016, le pouvoir a entrepris de vastes purges au sein des instances judiciaires. En 2020, selon Reuters, 45 % des 21 000 juges turcs avaient trois ans d’expérience ou moins. La mise en place d’un système de tirage au sort a également augmenté les chances que les juges nommés par le Parti de la justice et du développement (AKP, le parti d’Erdogan) traitent d’affaires électorales. En janvier, le YSK s’est doté d’un nouveau présidentayant des liens familiaux avec l’un des alliés du chef de l’Etat.

Jusqu’à présent, cet organea rendu plusieurs décisions en faveur de l’AKP. Dernier cas en date, les magistrats ont autorisé quinze membres du gouvernement, qui se présentaient aux législatives, à conserver leurs fonctions pendant la campagne, leur donnant un accès continu aux ressources de leur ministère.

« Tant que nous [les partis politiques] avons les procès-verbaux en main, le YSK n’a pas vraiment de marge de manœuvre. Il n’a pas le pouvoir de changer le résultat final », tient à rassurer Mustafa Tolga Öztürk, représentant du Bon Parti (Iyi Parti), membre de la coalition d’opposition, dans son bureau du Haut Conseil électoral à Ankara. L’avocat de formation, n’ayant qu’un rôle d’observateur au sein de l’instance, reconnaît toutefois la dimension « politique » de certaines décisions, comme l’annulation des résultats de l’élection municipale à Istanbul, en 2019.

Une commission électorale « pas transparente »

A quelques jours du scrutin, le ministère de l’intérieur, avec à sa tête le très virulent Süleyman Soylu, a sollicité le Haut Conseil électoral afin d’obtenir des informations sur les bureaux de vote et les électeurs ainsi que sur les premiers résultats, au soir du scrutin, par les services de police et de gendarmerie. La demande a été rejetée, mais a suscité de fortes inquiétudes.

« Pourquoi le ministre de l’intérieur veut-il soudainement obtenir les résultats du scrutin avant tout le monde ?, s’interroge Onursal Adıgüzel, député CHP. Depuis le référendum de 2017 et l’annulation des élections de 2019 à Istanbul, personne ne fait plus confiance au YSK. » Et d’ajouter : « Le problème, c’est que le YSK n’est pas transparent, et il n’existe pas d’institution supérieure auprès de laquelle déposer un recours pour faire réviser les décisions du YSK. »

Si la fiabilité des institutions étatiques suscite le doute au sein des partis d’opposition, l’efficacité de ces derniers ne fait pas non plus l’unanimité parmi la société civile. « Nous ne faisons pas vraiment confiance aux formations politiques », signale Mehmet Bilgiç, membre de l’initiative Oy ve Ötesi à Ankara. Cet ingénieur des mines se souvient de l’élection municipale de 2014 contestée dans sa ville. Lui et ses collaborateurs ne jurent désormais plus que par la collecte des procès-verbaux du scrutin.

Grâce aux fonds récoltés, l’équipe d’Oy ve Ötesi a pu financer le développement d’une application de comptage des voix. Il suffit de prendre en photo les procès-verbaux afin de les centraliser et de pouvoir les comparer avec les résultats officiels. Conscient des dérives et des failles du système, il tient à préciser : « Nous avons aussi des membres de notre association qui votent pour les partis au pouvoir. »

« Le ministre du crime »

« Allons-nous aux élections ou à la guerre ? Pourquoi avez-vous besoin des forces armées pour les élections ? Pourquoi les véhicules blindés des forces armées turques seront-ils prêts ? » s’est alarmé, de son côté, le député du CHP Murat Bakan, vendredi 12 mai, à la suite d’une autre demande du ministère de l’intérieur : mobiliser des véhicules blindés et du personnel des forces armées turques (TSK) le jour des élections. L’élu a également annoncé avoir déposé cinq plaintes au pénal contre Süleyman Soylu, qu’il appelle « le ministre du crime ».

Dans ce contexte d’escalade verbale et de tensions, Kemal Kiliçdaroglu a appelé ses partisans à ne pas sortir dans la rue dimanche soir en cas de victoire. Il dit craindre une explosion de violence.

Par Nicolas Bourcier et et Angèle Pierre dans Le Monde du 14 mai 2023.

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