Veille stratégique et géopolitique de la Turquie N°19 May 2023 – By Selmin Seda Coskun & Jean-Sylvestre Mongrenier / INSTITUT THOMAS MORE

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The Thomas More Institute’s Turkish Strategic and Geopolitical Monitoring is a monthly resource for monitoring and analyzing Turkish geopolitical news and the Turkish-speaking world. It is presented in English and French and is composed of three parts: Analyzes and debates, Summaries of the main publications and a Monitoring table. The Monitoring N°19 covers the period from 1st April to 1st May 2023. Read in English.

La Veille stratégique et géopolitique de la Turquie de l’Institut Thomas More est un outil mensuel de suivi et d’analyse de l’actualité géopolitique turque et du monde turcophone. Elle est présentée en anglais et en français et est composée de trois parties: Analyses et débats, Résumés des principales publications et Tableau de veille. La Veille N°19 couvre la période allant du 1er avril au 1er mai 2023. Pour lire en français.

Part 1. Analyses and Debates • Analyses et débats
Ankara-Washington : le pire des bilans avant les élections
Poutine pourrait-il faire gagner les élections à Erdogan ?
La Turquie cherche la sécurité des frontières du Sud-Est à Damas et à Moscou
Part 2. A Brief Outlook on Turkish Analyses • Bref regard sur des analyses turques
La crise à Sulaymaniyah et les relations entre la Turquie et le KYB
Crise pétrolière irakienne : éviter le piège du « perdant-perdant »
L’obsession turque de la Grèce

Ankara-Washington : le pire des bilans avant les élections

A l’approche des élections, les relations entre Ankara et Washington sont au plus mal. Aux crises existantes s’en ajoutent de nouvelles. Alors que Erdogan parle de « donner une leçon » aux États-Unis lors des élections du 14 mai, les soupçons de Washington à l’égard d’Ankara ne font que croître. Il est clair que Washington ne souhaite pas que le gouvernement d’Erdogan se perpétue. Washington observe calmement mais attentivement la période avant les élections.

Depuis deux mois, certains développements en Irak et dans le nord de la Syrie constituent un point important de tension. Le 15 mars, un hélicoptère s’est écrasé alors qu’il se déplaçait entre la zone tenue par le PYD-YPG, dans le nord de la Syrie et la ville de Sulaymaniyah, contrôlée par Talabani, au nord-est de l’Irak. L’équipage de l’hélicoptère a été identifié comme étant des unités du PYD-YPG. Soulignant que la région est sous contrôle américain, Ankara a accusé Washington de collaborer avec les terroristes et a suspendu les vols civils vers Sulaymaniyah jusqu’en juillet. Washington insiste sur le fait que les Forces démocratiques syriennes (FDS) ne sont pas des membres du PKK et que leur partenariat s’inscrit dans le cadre de la mission visant à vaincre Daesh (ISIS).

Le 7 avril, dans la même région, un hélicoptère transportant des soldats américains et Mazlum Kobani, le commandant des FDS, visé par une notice rouge d’Ankara en tant que membre de l’organisation terroriste PKK, a fait l’objet d’une attaque de drone. Selon certaines allégations, la Turquie pourrait être à l’origine de cet attentat. Les soupçons à l’égard de la Turquie se sont accrus, mais l’attentat, qui n’a pas fait de victimes, est passé sous silence. Qu’en serait-il si des soldats américains étaient morts dans cet accident en même temps que le commandant des FDS ?

Par ailleurs, les documents du ministère américain de la défense sur la guerre en Ukraine, qui ont fait l’objet d’une fuite, contiennent une information selon laquelle la Turquie aurait négocié la vente d’armes et d’équipements au groupe militaire privé russe Wagner. Il n’y a rien de précis sur l’identité de ces « contacts » et sur le rôle ou non du gouvernement turc. Il n’est pas prouvé que la Turquie envisage sérieusement de vendre des armes au groupe Wagner. D’autre part, au regard des désaccords stratégiques turco-russes en Syrie et en Libye, il serait irréaliste de vendre des armes turques à Wagner. Toutefois, la révélation qu’un allié de l’OTAN pourrait vouloir aider la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine, au moment même où la Turquie bloque la candidature suédoise, aurait un effet préjudiciable. Le fait que le nom de la Turquie ait été mentionné dans ce contexte dans cette fuite d’informations classifiées américaines montre qu’elle est devenue un acteur suspect.

Un autre point important réside dans le fait que les États- Unis aient imposé, le 12 avril, des sanctions à deux entreprises turques, Dexias Turkey et Azu International, pour avoir soutenu le complexe militaro-industriel de la Russie, en violation des sanctions existantes contre la Russie. Bien que la Turquie s’oppose aux sanctions occidentales contre la Russie, elle avait déclaré que les produits expédiés ne pourraient pas être utilisés par l’armée russe. Pourtant, il est affirmé qu’Azu International, créée peu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, aurait fourni des technologies électroniques d’origine étrangère, tandis que Dexias Turquie aurait servi d’intermédiaire à la société russe Radioavtomatika pour l’achat d’équipements électroniques d’origine américaine. En effet, les exportations de la Turquie vers la Russie ont augmenté de 285 %.De plus, en prétendant offrir à la Russie une mission de bonne volonté pour aider à résoudre le conflit en Ukraine.la Turquie n’a aucun scrupule à ce que de nombreux entrepreneurs russes l’utilisent comme port pour contourner les sanctions occidentales et acheter des produits européens. Les sanctions américaines constituent donc un avertissement à la Turquie.

Une question politique plus visible est apparue ces derniers jours. L’ambassadeur américain à Ankara, Jeff Flake, a rencontré le candidat de l’opposition Kemal Kiliçdaroglu. Cette réunion a été fortement critiquée par Erdoğan. C’est à la suite de cette rencontre qu’ Erdogan a dit qu’il fallait donner une « leçon” aux États-Unis. Washington a réagi à cette ambiance tendue entre Washington et Ankara en ne participant pas au dîner d’iftar de l’AKP auquel l’ambassadeur M. Flake était invité. Le parti d’Erdogan tente d’attirer l’attention du public sur la différence entre l’opposition prête à capituler devant les États-Unis et un pouvoir prêt à défier l’Occident.

En résumé, Washington et Ankara se regardent en chiens de faïence. Les responsables américains considèrent le gouvernement turc comme trop complaisant à l’égard du financement illicite de la Russie et estiment qu’Ankara agit de manière irresponsable en prenant pour cible un commandant militaire kurde dans un convoi de soldats américains. Pourtant, tout au long de ses deux décennies au pouvoir, le gouvernement Erdogan s’est montré plus prudent lorsqu’il s’agissait d’affronter les États-Unis, notamment en période électorale.

Poutine pourrait-il faire gagner les élections à Erdogan ?

Alors que Erdogan se prépare à une élection risquée, la Russie constitue un acteur incontournable de l’aide économique à la Turquie et semble jouer toutes ses cartes en faveur d’une victoire d’Erdogan. Au cours des deux dernières décennies du gouvernement AKP, la Turquie et la Russie se sont engagées dans un « partenariat stratégique » controversé, fondé sur une relation ambivalente, bien qu’elles soutiennent des camps opposés en Ukraine, en Libye, en Syrie et dans le Haut-Karabakh. Néanmoins, le président Poutine joue désormais un rôle dans les élections turques comme s’il était un membre de l’Alliance républicaine d’Erdogan, car si les résultats ne favorisaient pas Erdogan, Poutine en subirait les conséquences. Surtout, ce serait un échec si les relations entre la Turquie et l’Occident prenaient un nouveau tournant avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement. Dès lors, Poutine pourrait-il faire gagner les élections à Erdogan ?

Le programme électoral d’Erdogan comprend sans aucun doute des plans d’action pour l’économie, de nouveaux investissements et des mesures d’aide pour les citoyens. Erdoğan prétend que la Turquie n’est pas en crise économique et décrit son gouvernement comme défiant les institutions financières internationales. Dans son manifeste électoral, il déclare « développer davantage l’investissement avec une structure basée sur une économie de marché intégrée au monde et viser une croissance annuelle de 5,5 % jusqu’en 2028 et un PIB de 1,5 trillion de dollars à la fin de 2028 (1 trillion de dollars en 2022) ». Selon certains économistes, il s’agit d’une utopie au sens propre comme au sens figuré. M. Erdogan a néanmoins inauguré un hub commercial et financier de 3,4 milliards de dollars à Istanbul et a promis un « nouvel écosystème financier » pour la Turquie. Mais d’où vient la confiance d’Erdogan ?

La croissance exponentielle des exportations vers la Russie depuis l’« opération spéciale » de Poutine, le projet de construction d’une nouvelle centrale électrique à Sinop, après celle d’Akkuyu (projet russo-turc), l’accord sur le corridor céréalier, le projet de faire de la Turquie un « hub énergétique », le flux d’argent russe vers la Turquie, le processus de normalisation avec la Syrie ne sont que quelques-uns des investissements électoraux russes pour influer sur les élections en Turquie. En 2022, le nombre d’entreprises avec des partenaires russes établies en Turquie est passé de 177 à 1363. Les investissements russes dans le logement en Turquie ont augmenté de 199 % par rapport à 2021. Le volume du commerce bilatéral a augmenté de 40 %. En outre, au début de cette année, la Russie a décidé de reporter la dette de gaz naturel de 20 milliards de dollars de la société turque des pipelines et du transport pétrolier (BOTAS). Elle a prépayé le capital d’Akkuyu et réduit les prix du gaz naturel pour la Turquie. Profitant de cette occasion, Erdogan a annoncé qu’avec la mise en service du gaz de la mer Noire, il fournirait gratuitement aux électeurs du gaz naturel pour la cuisine et le chauffage, et ce pendant un mois.

D’autre part, la centrale d’Akkuyu représente un élément important du partenariat Erdoğan-Poutine, malgré les controverses. Le 26 juillet 2022, la résiliation d’un contrat dans le cadre du projet (par IC İçtaş A.Ş.) avait provoqué une crise majeure dans le projet, mais la solution avait été trouvée lors du sommet où les deux dirigeants se sont rencontrés. Akkuyu, qui est un élément majeur du programme électoral de l’AKP, est prévu pour être pleinement opérationnel vers 2025, mais l’inauguration a été planifiée avant les élections (le 27 avril).

L’économie n’est pas la seule « prestation » que Moscou peut offrir à Erdogan. Poutine se prépare à jouer un rôle dans la rencontre entre Erdogan et Assad renforçant ainsi la politique d’Ankara qui consiste à défier Washington et à consolider le pouvoir d’Erdogan. Des pourparlers ont été organisés à Moscou dans un format quadrilatéral impliquant de hauts diplomates y compris russes et iraniens. Entre-temps, cependant, les forces armées turques continuent de lutter contre les milices kurdes soutenues par les États-Unis dans la région, en coordination avec l’opposition anti-Assad.

Le fait que la Russie s’adresse à la Turquie renforce la perception d’un État fort auprès de l’électorat turc. Erdogan rencontre Poutine plus fréquemment que ses homologues de l’OTAN. Grâce à cette forte communication, Poutine a établi un partenariat stratégique et une proximité avec Erdoğan, qu’il compte renforcer après les élections. À cela s’ajoute le fait que les deux dirigeants ont une vision similaire de la politique fait et contrôlée par des « hommes forts ».

Les réseaux sociaux pourraient constituer un autre vecteur d’ingérence de Poutine dans les élections. En effet, on affirme depuis longtemps qu’un réseau de trolls affiliés à Moscou joue un rôle important dans la désinformation et la « propagande noire » (i.e. négative) qui sont diffusées sur les réseaux sociaux. L’opposition turque craint donc que la Russie n’utilise ses réseaux de désinformation pour aider Erdogan à se faire réélire le 14 mai. Cette crainte s’appuie sur l’influence russe sur les réseaux sociaux lors des élections américaines en 2016. Mais serait-il possible de parler d’un tel effet en Turquie ? Il est nécessaire de déterminer quelles conditions aux États-Unis ont rendu possible une telle intervention et si des conditions similaires existent en Turquie.

En somme, Poutine dispose d’un large éventail d’outils pour soutenir le gouvernement turc. Erdogan est en mesure d’utiliser ces outils dans sa campagne électorale. Néanmoins, on observe aussi que Moscou hésite à soutenir franchement et ouvertement Erdogan. Il n’est pas exclu que le président turc, qui a pris l’élargissement de l’OTAN à la Finlande, soit à la recherche d’un soutien financier et politique plus important, et qu’il cherche à utiliser à nouveau la carte américaine dans ses contacts avec la Russie. En effet, le conflit russo-ukrainien offre à la Turquie un levier pour affaiblir son influence dans la mer Noire en coopérant davantage avec l’Ukraine contre la Russie, et pour rappeler à ses partenaires occidentaux qu’elle reste un allié utile dans ce conflit en tant que puissance médiatrice régionale.

La Turquie cherche la sécurité des frontières du Sud-Est à Damas et à Moscou

Les ministres de la défense et les chefs des services de renseignement de l’Iran, de la Russie, de la Syrie et de la Turquie se sont entretenus à Moscou le 25 avril sur le renforcement de la sécurité en Syrie et la normalisation des relations entre Ankara et Damas. Il semble qu’Ankara, qui ne mentionne plus l’éventualité d’une nouvelle opération transfrontalière contre les forces du PYD-YPG, tente de trouver un moyen d’assurer la sécurité de la frontière turco-syrienne avec le régime d’Assad, la Russie et l’Iran.Mais quelle part des exigences éventuelles d’Assad Ankara pourrait-elle accepter dans le cadre d’un accord entre Ankara et Damas ? Quelle pourrait être l’ampleur de l’intervention de la Russie ?

Rappelons que lors du premier contact officiel entre la Syrie et la Turquie depuis 11 ans, le ministre turc de la défense nationale Hulusi Akar et le chef de l’organisation nationale du renseignement Hakan Fidan avaient rencontré le ministre syrien de la défense Ali Mahmoud Abbas à Moscou le 30 décembre 2022. Après cette rencontre, tout comme aujourd’hui, le ministre turc de la défense n’avait pas fait de déclaration détaillée à l’issue de la réunion. Il est possible que Assad ait exigé que l’armée nationale syrienne soit dissoute, qu’elle ne revienne jamais en Syrie, qu’elle quitte les zones où la Turquie mène des opérations et que la région d’Idlib soit débarrassée des organisations islamiques. Ces exigences ne semblent pas acceptables pour Ankara, du moins à ce stade. D’autre part, les priorités de la Turquie sont le retour des réfugiés syriens et l’élimination de l’organisation terroriste PKK/YPG. Toutefois, aucun signe n’a été donné indiquant qu’une mesure ait été prise à cet égard.

Que pourraient donc obtenir Damas et Ankara de ces négociations ? Après la rencontre du mois de décembre, le quotidien de Damas Al-Watan, citant une source haut placée, avait rapporté que « le retrait de la Turquie de Syrie avait été convenu en termes de respect de l’intégrité territoriale de la Syrie et que le PKK constituait une menace pour la Syrie et la Turquie ». Cette nouvelle, qui n’a pas encore été confirmée par Ankara, montre que la dynamique du pouvoir de la Syrie dans la région pourrait changer. Pour ce faire, la Russie s’est impliquée dans les discussions entre les autorités turques et syriennes, Moscou semblant favoriser davantage les intérêts d’Ankara dans ses relations avec la Syrie. Il s’agit évidemment d’un geste électoral de Poutine envers Erdogan. Néanmoins, il convient de préciser que le processus pourrait rester bloqué. D’autant plus que la Russie, actuellement embourbée dans le conflit en Ukraine, voit sa marge d’action réduite.

D’autre part, il est clair qu’un accord a été conclu « en principe » pour inclure l’Iran dans le format trilatéral Turquie-Russie-Syrie. L’Iran est un « facteur » qui pourrait mettre un terme à l’expansion du rôle de la Turquie (voir Comment l’Iran voit-il les discussions entre Ankara et Damas, Veille No 18). Quant à la Russie, il est important de traiter avec Assad et d’impliquer l’Iran afin de protéger la Turquie du vide militaire laissé par le retrait russede Syrie (un retrait partiel). L’objectif d’Ankara, de son côté, est de maximiser les avantages de ses relations avec la Russie, tant sur le territoire syrien que sur le plan de la politique intérieure. Ces convergences (fragiles) augmentent la probabilité que Damas, Moscou, Téhéran et Ankara travaillent ensemble pour chasser les forces américaines du nord-est de la Syrie.

En conclusion, les discussions entre Damas et Ankara, attendues depuis longtemps, sont essentielles. Cependant, bien que la situation semble s’améliorer avec les dialogues à ce stade, elle devient en fait plus compliquée. La dynamique du conflit syrien est en train de changer considérablement. Étant donné que la priorité d’Erdoğan est la liquidation du projet kurde dans le nord-est de la Syrie, sa capacité à y parvenir malgré les États-Unis est limitée. La question est de savoir comment Erdoğan va s’y prendre. La Russie est favorable à l’immobilisation des Kurdes afin d’affaiblir l’influence des États-Unis. Cela peut être considéré comme une invitation à la Turquie à lancer une opération militaire en Syrie, même si elle est limitée. En effet, le porte-parole présidentiel İbrahim Kalın a déclaré que la pression de la Russie en faveur de la paix ne signifiait pas qu’Ankara avait renoncé à l’option de lancer une nouvelle opération militaire en Syrie.

Pour lire la Veille, mai 2023, en anglais et en français.

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