«En fait, nous sommes des boucliers humains» : à Kobané, au Kurdistan syrien, le sacrifice chevillé au cœur/ Iris Lambert/ LIBERATION

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Libération le 30 juin 2025

Dix ans après l’emblématique bataille menée contre l’Etat islamique, la figure du martyr, symbole du tribut payé pour défendre l’identité et les droits kurdes, occupe toujours une place centrale dans la société.

Sur la place centrale de Kobané, des jeunes femmes aux allures d’adolescentes s’agitent dans un concert de klaxons et de cris, rangent des drapeaux et fredonnent des airs révolutionnaires, avant de se séparer dans la nuit. Elles célèbrent leur retour du barrage de Tichrine, à près de 70 kilomètres de là, transformé depuis décembre en ligne de front où les forces pro-kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) tentent de contenir les assauts répétés des milices pro-turques, rassemblées sous la bannière de l’Armée nationale syrienne (ANS). Encadrés par l’administration locale, des convois de civils s’y succèdent, chaque semaine, malgré les frappes de drones et les survols des avions de combat. Leur mission ? Y établir, comme le dit Samira, une «deuxième ligne de défense en solidarité avec les soldats. Nous sommes là pour donner de l’espoir aux combattants, mais aussi pour les protéger. En fait, nous sommes des boucliers humains.»

A Kobané, dix ans après l’emblématique bataille menée contre les troupes de l’Etat islamique, entre 2014 et 2015, le sacrifice est devenu une norme sociale, et la figure du martyr un socle identitaire pour une société construite dans le feu de la guerre. Au nord de la ville, les vestiges des combats, immeubles squelettiques et sacs de sables boursouflés, figés dans le temps, rappellent le prix payé par les habitants pour défendre l’identité et les droits kurdes. Là, une voiture blindée de Daech rouille doucement entre les coquelicots sauvages. Ici, derrière un mur criblé de balles, une bombe sommeille, prête à détonner. A côté, les fragments d’un os humain disparaissent peu à peu dans les herbes hautes.

Ahmed slalome entre les débris. Aujourd’hui agent de police, il avait 16 ans lorsqu’il a pris les armes pour défendre sa ville pendant le siège de Kobané. «Tant de personnes sont mortes pour notre cause que cette idée s’est gravée dans notre corps», insiste-t-il. Cette idée porte un nom : Welat parêzi en kurde, que l’on pourrait maladroitement traduire par «patriotisme» en y rajoutant une composante sacrificielle et révolutionnaire. «Cet esprit de résistance s’est développé après la libération, et il n’a cessé de croître depuis» poursuit-il.

«Tout le monde ici se sent combattant»

Cette conscience collective ne s’est pourtant pas construite toute seule. Elle est au cœur du système éducatif mis en place dès 2011, au lendemain de la révolution syrienne, lorsque les partis kurdes établissent une région rebelle autonome dans le nord-est du pays. Fondés sur des principes empruntés à l’idéologie d’Abdullah Ocalan, le leader de la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les enseignements dispensés à l’école, mais aussi dans les structures publiques, dans les conseils municipaux comme à l’armée, insistent sur l’importance de l’autodéfense de la population par elle-même. «C’est grâce à ce système d’académies que la cohésion de notre peuple s’est renforcée» affirme Muhammad Bozi, co-représentant de la Maison des martyrs, l’organisme chargé de la prise en charge des familles de combattants FDS morts au combat.

Située au cœur du marché central, l’institution, quasi-Etat dans l’Etat, abrite une gigantesque salle sur les murs de laquelle s’étalent des centaines de portraits des «martyrs», tous posant le buste droit et la tête haute devant les emblèmes de leur bataillon. «Les premiers datent de 2011, mais nous n’avons plus de place pour afficher ceux des combattants morts après 2019», soupire Muhammad Bozi. Avec son équipe de 152 personnes, il fournit une aide financière à près de 3 000 familles qui bénéficient également d’un accès particulier à des soins médicaux, un financement de l’éducation pour les enfants et une participation au loyer pour les plus précaires. Un nombre probablement amené à augmenter : alors que le spectre de la guerre continue de planer sur Kobané, «de plus en plus de personnes s’engagent dans les rangs des FDS» se félicite Muhammad Bozi. Et de préciser : «Au fond, tout le monde ici se sent combattant.»

Le 30 avril, (Charles Thiefaine / pour Libération

C’est précisément cette porosité entre civils, résistants et soldats qui nourrit la raison d’être des Forces de défense civile (HPC) déployées au niveau local. «Lorsque l’Etat détient le monopole de la violence légitime, la société perd de son sens» tranche Othman Ismail Ramadan, codirigeant des HPC de Kobané, en reversant d’une seule phrase tout le socle philosophique de l’Etat moderne. «L’autodéfense est une loi naturelle, une sorte de système immunitaire que nous mettons en place à l’échelle des quartiers», résume-t-il en paraphrasant Abdullah Ocalan.

Panthéon des martyrs

Sous les tôles gondolées qui recouvrent le centre-ville, écran de fortune contre l’œil scrutateur des drones, cinq silhouettes drapées dans de longues robes brodées et scintillantes déambulent à un carrefour. Une mitrailleuse pend à leur épaule. Quelques mètres plus loin, des lettres de néons ornent l’entrée d’une artère principale de la ville. On y lit : «La résistance, c’est la vie.» D’un geste, ces femmes, âgées de 40 à 55 ans, stoppent des voitures, exigent des pièces d’identité, posent des questions, auscultent les visages. «Nous sommes des civils, certes, mais si nous suspectons quelqu’un, un espion par exemple, nous avons le droit de l’arrêter», explique Adle Baker qui patrouille au service des HPC. Elle assure des rondes régulières mais se dit «prête à servir tous les jours», jusqu’à sa «dernière goutte de sang». Si cette goutte devait couler, son visage rejoindrait, lui aussi, le panthéon de la Maison des martyrs.

Dans ce culte du sacrifice, la mort devient la promesse d’un salut collectif. D’ici quelques heures, Mohammed sera de nouveau sur le front, près du barrage de Tichrine, là même où, quelques mois plus tôt, une frappe de drone l’a blessé et a tué quatre de ses camarades. Assis dans une petite échoppe de café, il devise : «Le risque de mourir n’est rien comparé à celui de perdre nos droits et notre identité kurde. La mort de mes amis m’encourage à continuer le combat.» Il tord ses mains épaissies par le port des armes. «C’est un chemin sans retour : ou bien nous gagnons, ou bien nous mourrons. Mais mourir ne me fait pas peur : les martyrs vivent dans la vengeance de nos frères et sœurs.»

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Les générations précédentes, pères et mères de ces «martyrs» en puissance, tentent quant à elles d’apaiser leurs souffrances en se laissant convaincre de la grandeur de la cause. Sous les pales d’un ventilateur indolent, Shar Gulli et son mari observent les visages encadrés de leurs deux fils, seules décorations accrochées au mur de leur salon. Le premier, Siar, est tombé sous les balles de Daech, en 2014. Le second, Dilovan, est le premier soldat des FDS à avoir péri dans la bataille de Tichrine, en décembre. D’un portrait à l’autre, l’histoire du sacrifice devenu identité s’écrit sous le regard dévasté des deux parents endeuillés. «Avant la révolution, nous étions oppressés, mais le risque n’était pas existentiel. Aujourd’hui, tout a changé, et la lutte armée est une nécessité» se persuadent-ils encore. Et «lorsque nous faisons des enfants» disent-ils enfin, «nous nous attendons à ce que la guerre vienne les faucher».

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