Un caricaturiste a été arrêté par la justice en Turquie lundi 30 juin. Il est accusé d’avoir dessiné le prophète Mahomet. Au cri d’Allahu Akbar, des manifestants ont vandalisé des cafés Leman Kültür, qu’ils associent au journal Leman dans lequel ont été publiés les dessins. Cette attaque en règle contre « le petit frère turc » de Charlie Hebdo est le coup de grâce porté au mouvement laïc turc, déjà affaibli par des décennies de politique d’islamisation de Recep Tayyip Erdogan.
En 2015, ils avaient dédié un numéro de leur revue à la mémoire des caricaturistes de Charlie Hebdo. Le dessinateur Georges Wolinski, tué une semaine auparavant par des islamistes, y apparaissait alors en Une, accompagné des mots « maître et grand frère, le philosophe et dessinateur Wolinski, amoureux de la liberté et de la paix, étiqueté comme ennemi de l’islam et du prophète ». Un mentor pour les satiristes de la revue Leman, l’un des derniers bastions de la laïcité dans une Turquie où le déploiement de l’islam politique s’est opéré à vitesse grand V.
Lundi 30 juin, ils ont subi une attaque en règle de la justice turque, qui a déclenché contre eux la colère de la rue. Le dessinateur « D. P. » a été arrêté pour un dessin que les autorités ont interprété comme une caricature du prophète Mahomet. L’ordre vient du procureur général d’Istanbul, qui l’accuse ainsi que ses collaborateurs d’avoir « dénigré ouvertement les valeurs religieuses ». Le ministre de l’Intérieur Ali Yerlikaya a qualifié le dessin « d’ignoble » et déclaré que « ces individus sans vergogne devront répondre de leurs actes devant la justice ». Il a annoncé l’arrestation de trois autres personnes, le graphiste et deux responsables de la publication.
Le ministre de la Justice y est allé de son propre anathème. « Le manque de respect envers nos croyances n’est jamais acceptable. La caricature ou toute autre forme de représentation visuelle de notre Prophète porte non seulement atteinte à nos valeurs religieuses, mais aussi à la paix sociale », a-t-il écrit sur X.L’héritage laïc en péril
Le rédacteur en chef de la revue, Tuncay Agkun, actuellement à l’étranger, est, lui aussi, visé par un mandat d’arrêt. Il assure à l’AFP que l’image a été mal interprétée. Publiée en noir et blanc sur les réseaux sociaux, elle met en scène deux personnages qui se serrent la main au-dessus d’une ville bombardée. « Salam aleykoum, je suis Mohammed. Aleykoum salam, je suis Moïse », se répondent-ils. Selon la version de Tunckay Agkun : « Ce dessin n’est en aucun cas une caricature du prophète Mahomet. Dans cette œuvre, c’est le nom d’un musulman qui a été tué lors des bombardements d’Israël, il a été appelé Mohammed, c’est une fiction. Plus de 200 millions de personnes dans le monde islamique s’appellent Mohammed ». « Nous ne prendrions jamais un tel risque », ajoute-t-il.
Le rédacteur en chef de Leman perçoit l’offensive judiciaire contre le magazine comme « un acte d’annihilation », une séquence « incroyablement choquante, mais pas très surprenante ». Pas surprenante, tant l’héritage laïc qui a construit la République turque est réduit à peau de chagrin. Créée en 1991, la revue subit les attaques des conservateurs dans le pays depuis des années. Son soutien à Charlie Hebdo, après l’attentat jihadiste qui a fait douze morts en 2015, l’a transformée en bouc émissaire.
Après les arrestations, le siège de la revue et des bars qui lui sont associés ont été le théâtre de violences. « Les bureaux du magazine de caricatures LeMan à Beyoğlu, Istanbul, ont été attaqués à coups de pierres et de bâtons », décrit le quotidien socialiste turc Evrensel, qui titre : « Un groupe religieux attaque le magazine LeMan ». Selon un correspondant de l’AFP, plusieurs dizaines de personnes en colère ont attaqué un bar fréquenté par le personnel de la revue Leman dans le centre d’Istanbul. Les échauffourées ont rapidement dégénéré et impliqué 250 à 300 personnes, la police employant des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes pour les disperser.
Cafés attaqués
Les antennes de ce café seraient désormais prises pour cible. « Un groupe a attaqué Leman Kültür à Bakırköy [banlieue d’Istanbul] en scandant des takbirs, la police a tiré en l’air », écrit le quotidien de gauche BirGün, en commentaire d’une vidéo où l’on voit des manifestants jeter des pavés sur la devanture du café. « Le takbir est une expression religieuse particulièrement répandue chez les islamistes et les salafistes. C’est la profession de foi qui consiste à répéter : « Allah est grand. Il n’y a aucun autre Dieu qu’Allah » », selon le journal d’actualités tunisien Kapitalis.