Libération, le 8 novembre 2025
Au dernier étage d’un immeuble du quartier de Beyoglu, au cœur d’Istanbul près de la place Taksim, une foule compacte de clubbeurs, débardeurs de cuir noir et piercing, se trémousse sur une musique acid techno sous des jeux de lumière stroboscopiques.
Soudain, la DJ coupe le son et appelle la foule à s’écarter pour laisser place à un dragshow. S’ensuit une succession de performances des plus exubérantes. La drag-queen Anna Tholia, toute de rouge vêtue, cornes de diables et lentilles noires, interprète le morceau Antichrist Superstar du chanteur américain Marilyn Manson, s’attirant les acclamations unanimes de la foule.
Le Sahika, une boîte de nuit nichée dans une ruelle du quartier de la rue piétonne Istiklal, est un haut lieu de la scène queer de Turquie. Mais si l’atmosphère est exaltante en cette soirée de novembre, elle masque les menaces croissantes qui pèsent sur la communauté LGBT du pays.
«Actes indécents»
Dans le cadre de «l’Année de la famille» décrétée par le président, Recep Tayyip Erdogan, qui vise à relancer la natalité et à consolider les «valeurs traditionnelles», un projet de loi – qui doit être soumis au Parlement d’ici la fin de l’année – marquerait un nouveau seuil dans la dérive anti-LGBT entamée par le pouvoir turc il y a près de dix ans.
Celui-ci prévoit d’introduire des peines d’emprisonnement allant d’un à trois ans pour ceux qui «promeuvent ou encouragent» des «actes indécents contredisant le sexe biologique inné et la moralité publique». Il rendrait aussi plus strictes les conditions requises pour subir une chirurgie de transition de genre, élevant l’âge légal des opérations de 18 à 25 ans. «Ce projet de loi criminalise l’existence même de notre communauté. Sa formulation est tellement vague qu’être gay ou trans pourrait suffire à se faire arrêter par la police», pointe Yildiz Tar, qui dirige la revue LGBT Kaos GL.
Malgré un contexte social majoritairement homophobe, l’homosexualité a été dépénalisée à l’époque de l’Empire ottoman, en 1858. Doté d’un milieu queer dynamique et d’un solide tissu associatif, le pays d’Atatürk, et en particulier la métropole Istanbul, fait figure de havre relatif dans la région. La Turquie abrite aussi une sous-culture queer établie de longue date, portée par un argot, dit «lubunca», inventé par les prostituées trans afin d’échapper aux autorités, ainsi que des icônes tels les chanteurs d’arabesque Zeki Müren et Bülent Ersoy, respectivement gay et trans.
A partir de 2015, la marche des fiertés, qui se tenait chaque année à Istanbul depuis 2003, est toutefois interdite et violemment dispersée par les forces de l’ordre. Le président Recep Tayyip Erdogan et d’autres membres du gouvernement, à l’instar du ministre des Affaires religieuses, Ali Erbas, profèrent dès lors de fréquentes saillies homophobes et transphobes, qualifiant l’identité LGBT de «perversion». Des sorties qui se doublent d’une offensive médiatique menée par la presse progouvernementale.
Répression inédite
«Dans les faits, certains aspects du projet de loi sont déjà mis en œuvre depuis février, estime Ogulcan Yediveren, le directeur de l’association LGBT SPoD. Depuis, de nombreux hôpitaux refusent d’accorder des rendez-vous aux personnes trans de moins de 25 ans pour les opérations de changement de sexe.» En septembre, les procureurs d’Istanbul ont aussi ouvert une enquête contre le chanteur pop Mabel Matiz, l’accusant «d’obscénité» pour une chanson dans laquelle il invite un garçon à «s’allonger à ses côtés».
A l’échelle locale, enfin, les espaces queers font l’objet d’une répression inédite. Le club gay Mecra, véritable institution du quartier de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul, a été contraint de fermer ses portes en mai, après un harcèlement continu de la part de la police pendant près de deux ans. «Les autorités nous infligeaient constamment des amendes pour des raisons superflues comme un supposé non-respect des règles de sécurité incendie, jusqu’à nous retirer la licence de vente d’alcool sous prétexte que nous avions accumulé trop d’amendes», révèle Anna Tholia, qui était «resident drag» au club pendant plusieurs années.
La licence du DAM, une autre boîte queer ouverte dans la foulée à quelques encablures de là, a également été retirée par la police en octobre. «A force d’être ciblés, on se sent de moins en moins en sécurité, lâcheAnna Tholia. Le discours des autorités enhardit une partie de la population, qui considère qu’elle peut légitimement s’en prendre à nous.»
